Sur la couleur et le noeud, exposé de Virginia Hasenbalg
Sur la couleur et le noeud
Commentaire de la leçon du 8 juin 1966.
"Le masculin féminin n'est pas une polarité, il est inutile d'essayer de parler de cette différence" (J.L. 8juin66).
A deux reprises Lacan parle, non pas du non rapport mais de la relation sexuelle en s'appuyant sur le nouage des trois registres. Déjà le 8 juin 66, dans le séminaire sur L'objet de la psychanalyse il dira qu'un accord est possible entre les jouissances masculine et féminine. La couleur sera l'outil qui lui permettra d'expliquer ce dont il s'agit.
On voit alors que Lacan s'est intéressé de très près aux propriétés intrinsèques de la couleur. Ces caractéristiques physiques lui permettront d'expliquer rien de moins que la castration, comme condition d'un accord des jouissances.
Je ne me serai pas arrêtée à cette leçon si la même question n'était pas reprise plus tard dans RSI où Lacan décrit "la possibilité du frotti frotta" permise par le nouage des trois consistances du nœud borroméen préalablement nommées, c'est-à-dire clairement distinguées. Même s'il ne fait pas référence explicitement à la couleur, elle est impliquée de manière implicite puisque les trois registres y sont bien distingués.
Ce qui apparaît ici c'est une évolution de l'enseignement de Lacan où la ternarité rendrait possible l'accord des jouissances. La logique de l'absence de rapport sexuel est donc nuancée par la possibilité du frotti frotta à cette condition près: la castration doit être mise en place d'une façon correcte.
J'essaierai dans ce que va suivre de vous faire part de ma lecture de ce passage dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'il est haut en couleurs...
La mère d'une patiente lui disait souvent à ses filles "Faites des ensembles". Sa remarque ne concernait pas les mathématiques cantoriennes mais plutôt le vestimentaire puisqu'il s'agissait de la constitution d'un garde robe. Quelle femme n'a pas au fond de son armoire un chemisier ou une paire de chaussures qu'elle a acheté sur un coup de cœur mais jamais porté faute de pouvoir l'accorder dans un ensemble? C'est souvent un problème de teinte ou de couleur.
Sa mère transmettait à ses filles le souci d'harmonie de couleurs comme condition pour faire tenir l'ensemble, pour faire tenir l'image que ses filles devaient donner en tant que femmes.
Je vous rappelle que tenir ensemble c'est le sens même du mot consistance si présent dans l'enseignement de Lacan sur le nœud.
Dois-je insister sur la fragilité de la consistance de sa propre image pour une femme? Elle qui est si exposée au corps morcelé? C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le regard d'un homme prend pour la femme une place si importante. Il suffit que l'homme lui montre qu'elle est désirable et qu'elle en tienne compte, pour que ça tienne, un peu mieux. Comme le dit Lacan dans la leçon de L'objet de la psychanalyse que je vais commenter, il faut pour cela que son désir à lui soit son objet à elle.
C'est ainsi que je m'explique ce passage où Lacan dit que si bien il est inutile de parler de la différence entre un homme et une femme, il y a un seul truchement: c'est que dans la jouissance féminine peut entrer, comme objet, le désir de l'homme comme tel.
Pour illustrer la portée de cette phrase, je me rappelle de ce qu'une amie qui venait de perdre son homme me disait, en plein deuil, et au titre d'un hommage posthume improvisé: il m'a désirée jusqu'au bout.
L'image qu'une femme peut avoir d'elle-même comme objet pour son partenaire n'est jamais ce qu'elle s'imagine. Si elle ne tient pas compte du désir de son homme comme objet, comme nous invite à le penser Lacan, ce n'est pas sans conséquences...
Et une femme qui prendrait en charge elle-même, toute seule, l'image de l'objet qu'elle suppose que l'autre-homme désire, s'expose aux déconvenues de tous les excès.
Il suffit de voir les ravages de la chirurgie esthétique surtout quand un chirurgien est un homme et n'a pas le courage de dire non. Quand il pense que l'oblativité tant décriée par Lacan, y compris dans la leçon que je vais commenter, suffit pour la contenter. Certes, l'argent y est aussi pour quelque chose dans cette fuite en avant vers la "perfection". Cela ouvre malheureusement la voie à l'infinie retouche du défaut, du trou qui se déplace sans cesse dans le miroir.
On entend souvent en clinique les avatars du rapport que les femmes entretiennent avec leurs images dans le miroir, et très souvent, pour ne pas dire toujours, il y a quelque chose qui ne va pas.
Est-ce l'expression de ce qui fait trou dans l'image spéculaire et que seul le regard d'un homme désirant peut le nouer à l'objet a?
Dans le séminaire sur l'Angoisse, Lacan semble distribuer les places du masculin et du féminin selon le stade du miroir, ou plutôt sa reprise dans le schéma optique. Ce qui caractérise la reprise dans le schéma optique c'est que le lieu de l'Autre n'est plus celui de la légitimation du regard de l'Autre en dehors de l'image spéculaire. C'est le miroir lui-même qui devient lieu de l'Autre. Ce déplacement viendra ajouter au dispositif l'espace qui se trouve au-delà du miroir, que Lacan décrit comme étant un espace éminemment symbolique et auquel le sujet aurait accès à la fin de la cure.
Dans ce face à face devant le miroir, "pas toute" la libido du sujet investit l'image spéculaire. Il y aura une partie qui restera du côté du sujet, en tant que réservoir du narcissisme primaire. Cette libido qui reste du côté du sujet est articulée au phallus, elle met en place le moins phi, qui du côté de l'image fera trou. C'est donc la partie de la libido qui n'investit pas l'image spéculaire qui fera trou dans celle-ci, ce trou désignant la place de l'objet a.
Il est intéressant de constater que déjà à cette époque Lacan mettait en place un imaginaire troué par ou pour l'objet a. Comme construction se rapprochant ainsi des consistances trouées du nœud borroméen.
Ce à quoi je veux en venir c'est que cette réserve de libido qui reste du côté du sujet est, dit Lacan, destinée à devenir l'instrument de la satisfaction. L'image spéculaire, quant à elle, relèvera de la séduction. Et derrière cette image, un accès symbolique au lieu de l'Autre.
Il me semble que Lacan essaie dans le séminaire sur l'Angoisse de situer les positions féminine et masculine, dans le sens où l'un a l'instrument de la satisfaction: difficile de ne pas l'associer au phallus. Et de l'autre coté, une image au lieu de l'Autre, qui sera vouée à la séduction, tout en portant le trou en rapport avec quelque chose de non-spécularisable, qu'il nommera plus loin objet a.
Ce dispositif date d'une époque où l'objet a est articulé à une coupure. Et vous savez qu'une des nouveautés du nœud (parce qu'il y en a beaucoup et la difficulté est d'en saisir l'ensemble) c'est que l'objet a ne résulte pas d'une coupure mais d'un coincement. Il n'empêche que tout ceci nous permet d'approcher la question du trou, et avec lui, d'essayer de cerner ce qu'il en est d'un concept nécessaire et très présent dans les deux passages que je commente, celui de la castration et du Penis-Neid.
La castration apparaît dans les deux passages que j'évoque, ceux où la relation sexuelle est abordée à partir du "trinaire". On peut parler de relation sexuelle seulement à partir de la distinction des trois registres en tant que Noms du Père (au pluriel), c'est-à-dire, les ronds du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire noués et nommés. Cette idée apparaît clairement dans RSI, mais déjà dans L'objet de la psychanalyse apparaît la notion d'un trio pour cerner ce qu'il en est de la castration. Et ce trio est amené en s'appuyant sur les principes de base de la colorimétrie.
Il est communément admis que le sujet cherche l'objet de son désir dans l'espace qu'a forgé son rapport à sa propre image dans le miroir au temps de sa constitution. Et la seule manière de ne pas être piégé par son image spéculaire c'est de faire valoir ce qui ne se projette pas dans l'image, ce qui reste comme limite à condition bien entendu que le phallus puisse accéder à sa fonction dans la parole. Autrement dit, que la castration soit effective. Percevoir l'altérité, voilà l'enjeu. Et ce n'est pas une mince affaire comme toute la clinique le prouve, d'où l'embarras "l'embarras du sujet", l'embarras devant la jouissance de l'Autre, expression consacrée de Lacan dans le séminaire sur l'Angoisse.
Puisque nous partons d'une question posée par Freud de la jouissance des femmes, premier temps, répétons que la jouissance s'ouvre pour la première fois comme question, en tant que le sujet en est barré. Embarrassé il est, le sujet, devant cette jouissance. Et cette barrière qui l'embarrasse, c'est très précisément le désir lui-même.
Le désir ferait-il donc barrière? Serait-il une défense contre la jouissance?
C'est apparemment la réponse de Lacan qui soulignait qu'en ce qui concerne la castration, la dialectique avec l'Autre ne répond ni à la demande ni au désir, mais à la jouissance.
En quoi la jouissance de l'Autre féminin barre-t-elle le sujet, embarrasse-t-elle le sujet ? Est-ce par la perception de l'altérité?
La clinique de l'impuissance masculine irait plutôt dans ce sens.
Dans le séminaire sur l'Angoisse Lacan présentait son mathème,
A I S jouissance
S/I A/ angoisse
a désir
rendant compte des rapports entre la jouissance, l'angoisse et le désir, ce dernier rendant compte à son tour de l'inscription du sujet dans la loi. L'accès au désir semblant être la fin du parcours.
Pourquoi alors revenir sur la jouissance?
Déjà dans le séminaire sur L'identification, en 1961, Lacan avait décrit ce temps premier de la jouissance, posé comme préalable au surgissement du sujet dans les termes d'un « rapport essentiel de ce quelque chose que nous cherchons comme étant le sujet avant qu’il se nomme, à l’usage qu’il peut faire de son nom tout simplement pour être le signifiant de ce qu’il y a à signifier. » J. Lacan, L'identification, 10 janvier 1962
A cette époque là, Lacan se sert de racine de moins un, un nombre très spécial, pour situer ce qu'il en est du sujet avant la barre, dans son rapport à l'Autre et à la jouissance. Comme dans La Troisième où les assises sans l'être du Je suis est balayée par le se-jouit, il commente le Cogito dans les termes suivants:
« l'identification au trait unaire, c'est le Un du je pense ». Et il se demande s'il suffit à supporter « ce point impensable et impossible du je pense, au moins sous sa forme de différence radicale ? »
« Si c’est par 1 que nous le figurons, ce je pense (...) il ne nous intéresse que pour autant qu’il a rapport avec ce qui se passe à l’origine de la nomination en tant que c’est ce qui intéresse la naissance du sujet (...) Si nommer c’est d’abord quelque chose qui a affaire avec une lecture du trait Un désignant la différence absolue, nous pouvons nous demander comment chiffrer la sorte de je suis qui ici se constitue, en quelque sorte rétroactivement, simplement de la réprojection de ce qui se constitue comme signifié du je pense, à savoir la même chose, l’inconnu [i] de ce qui est à l’origine sous la forme du sujet. »
Après cette digression, revenons à la lecture du texte du 8 juin 1966. Nous avons laissé le sujet embarrassé devant la jouissance de l'Autre féminin. Et cette barrière qui l'embarrasse c'est très précisément le désir lui-même. Comment ça?
Voici la suite, écoutez bien:
C'est pour cela qu'il projette dans l'Autre, dans cet Autre dont Freud nous repère le mannequin sous la forme de ce père tué où il est facile de reconnaître le maître de Hegel, en tant qu'il se substitue au maître absolu.
Et il ajoute:
Le père est à la place de la mort, et il est supposé avoir été capable de soutenir toute la jouissance.
Je continue, parce qu'il faut arriver enfin à la question de la castration dans son rapport à la couleur.
Ce que dit Freud relève du mirage, l'expression est de Lacan. Le mirage d'un père tout-puissant, qui n'est pas barré face à la jouissance féminine. Sur la dialectique avec l'Autre, tel que l'avance Hegel, Lacan affirmera une fois de plus que c'est une erreur. Le maître, contrairement à ce Hegel croit, ne garde pas le privilège de la jouissance. C'est du côté de l'esclave qu'elle le restera. C'est parce que le maître dresse son désir qu'il vient buter sur les marges de la jouissance.
Et il ajoute: le ciment de la société de maîtres est la solution homosexuelle, comme désir de ne pas subir la castration, moyennant quoi les maîtres sont homosexuels.
Comme vous le voyez, c'est un énoncé prémonitoire qui date de 1966.
Et il continue, le départ de la société c'est le lien homosexuel, précisément dans son rapport à l'interdiction de la jouissance, la jouissance de l'Autre en tant qu'elle est ce dont il s'agit dans la jouissance sexuelle, à savoir l'autre féminin. Et il ajoute, c'est la partie masquée du discours de Freud.
Si le sujet projette dans l'Autre le mannequin du père comme figure hegelienne du maître absolu, capable de soutenir toute la jouissance, on peut repérer que la question de la jouissance de l'Autre, comme Autre féminin dans la relation sexuelle, soit renvoyée aux calendes grecques. Le sujet se défausse dans le sens littéral, à savoir: se dessaisir d'une ou de plusieurs cartes jugée(s) sans intérêt pour son propre jeu, ou trop dangereuse(s) pour être conservée(s).
Continuons.
On a raconté beaucoup de conneries, dixit Lacan, sur l'union sexuelle entre un homme et une femme, dont celle de l'oblativité; c'est le point où l'analyse a joué un rôle que Lacan nomme d'obscurantisme furieux.
il s'agit du problème de l'extrême obstacle à ce que dans l'union intersexuelle, l'union de l'homme et de la femme, le désir s'accorde.
Le seul truchement, c'est que dans la jouissance féminine peut entrer comme objet, le désir de l'homme comme tel.
Mais cela fait que la question du fantasme puisse se poser pour une femme. Et le fait que le désir et le fantasme soient précisément des barrières à la jouissance, les choses se compliquent.
Nous sommes donc dans le rapport du désir à la jouissance en tant qu'il intéresse le sexe opposé. Il ne s'agit pas d'un objet interdit, interdit qui va depuis celui qui est porté sur la main du petit garçon ou de la fille jusqu'à la formation que vous recevez à l'Université!
"Il s'agit d'une autre fonction de la castration".
On arrive au cœur de notre question.
La transcription du passage restitue difficilement ce que Lacan a dit.
C'est ce par quoi, si un accord est possible (un accord entendez-le à la façon dont je peux essayer de faire un échantillon de couleur, ce qui reproduira à coté de celle-ci quelque chose qui aura la même teinte)
(retenez que le mot teinte renvoie à un mélange de couleurs, ce n'est pas une couleur pure)
c'est grâce au fait que cet objet qui est le pénis (mais que nous sommes forcés de porter à la fonction d'être épinglé de phallus) e(s)t traité(e) d'une façon telle que celle (la couleur) qui est là,
(même que) quand on se livre à cet exercice de l'accord
(mais c'est d'un) dans un autre registre que celui du visuel et du regard
avec n'importe quel crayon de couleur on peut faire un petit mélange qui reproduit n'importe quel autre,
sauf à ce qu'on se permette quand ça ne marche pas de se servir d'une des couleurs du trio pour le soustraire sur l'échantillon de l'autre côté.
J'en ai vu de toutes les couleurs pour avoir une idée à peu près claire sur cette soustraction dont parle Lacan. Je ne sais pas si c'est une résistance qui m'est propre, mais il m'a été extrêmement difficile de saisir ce qu'il en est d'une soustraction dans l'enjeu de trois couleurs.
Certains diront qu'il n'est pas exclu que ce soit à cause justement de mon rapport à la castration ou au penis-neid.
Ce qui est surprenant c'est que Lacan se sert des propriétés de la couleur pour introduire la négativisation du phallus dans une logique ternaire, en annonçant son travail ultérieur avec le nœud. Ceci la distingue, à mon avis, de celle tout imaginaire ou purement spéculaire qui fait d'une femme un homme sans pénis!
Ainsi, pour Lacan il est question de la fonction de la castration, qui annule l'enjeu d'un père idéal celui qui assumerait sans souci la jouissance de toutes les femmes et qui sert d'alibi au névrosé. Le mot mannequin qu'introduit Lacan ainsi que la définition de la société de maîtres comme homosexuelle semblent indiquer que le vrai enjeu de la castration serait la possibilité de la mise en place d'une altérité.
Il existe une cohérence entre cette lecture et celle des collègues quant aux enjeux du nœud borroméen. La relativisation du discours du maître sur lequel Lacan avait auparavant fondé la structure même des discours, ainsi que le dépassement possible des impasses liés à la figure du père comme chef de la horde primitive en sont des exemples.
La dimension imaginaire de ces enjeux est pourtant très actuelle dans le lien entre analystes: quel est le sort du transfert après la fin de l'analyse? Le transfert de travail suffit-il? Ce transfert de travail devrait nous permettre d'entretenir ce qu'il en est du rapport de chacun au trou, à celui sur lequel se fonde notre pratique sous les espèces de l'objet a que l'on doit offrir à notre analysant comme cause de son désir. Vous avez reconnu ici la Troisième.
Il me semble la lecture de cette leçon de 66 demeure cohérente aussi avec la mise en avant par Lacan des questions liées à la jouissance, et au réel. Le nœud est réel, ayant de ce fait les mêmes titres de noblesse que le symbolique et l'imaginaire, donnant ainsi une place centrale dans la structure à l'impossible.
Il ne serait plus nécessaire de projeter au lieu de l'Autre la figure d'un père qui sait tout, puisque grâce au nœud, et au droit de cité donné au réel, l'inconscient peut être posé comme un savoir impossible à rejoindre par le sujet. A ce titre le savoir est troué par l'Urverdrangt.
C'est ce que le nœud permettrait, mais que la société de maîtres comme vous le constatez au quotidien, a du mal à admettre (ad-maître?).