Quelques essais sur la question de la modalité dans …Ou pire et Encore , Ch. Lacôte
Quelques essais sur la question de la modalité dans les séminaires …Ou pire et Encore de Lacan.
Conférence de Christiane Lacôte-Destribats. 31 Janvier 2009 - Mathinées lacaniennes -
Virginia Hasenbalg : nous avons le plaisir aujourd’hui d’accueillir Christiane Lacôte-Destribats Ai-je besoin de la présenter? Membre fondateur de l’ALI, sa première présidente-femme, Christiane a écrit un petit ouvrage, dans la collection Dominos, chez Flammarion, qui s’appelle L’inconscient, que je vous recommande. Christiane est ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure et agrégée de philosophie. Et, bien sûr, pratique l’analyse.
Elle fait aujourd’hui un groupe de travail avec Bernard Vandermersch et Roland Chemama, le samedi matin, comme nous, mais ils sont plus travailleurs que nous, ils commencent à neuf heures et finissent à treize heures. Ce groupe centre son travail, cette année, sur la notion d’objet.
J’ai eu la chance de travailler avec Christiane dans un cartel sur l’Amérique Latine, où il a fallu travailler dur pour que la brèche ouverte par la colonisation ne se ferme pas, ce qui a tendance à se faire. Cela a été pour moi une source d’enseignement formidable. Nous avons publié nos conférences dans un petit ouvrage… un petit gros ouvrage, intitulé L’inconscient post-colonial, s’il existe. Christiane y a participé avec une conférence sur le baroque, thème qui nous a semblé nécessaire de travailler puisque le baroque…comment pourrait-on dire, Christiane ?…puisque la mentalité – ce n’est pas très psychanalytique de dire « la mentalité » - était ce qui régnait en Europe, et donc est allée en Amérique Latine et a laissé des marques là-bas.
J’ajoute aussi qu’il y a dans cet ouvrage un beau texte de Jorge Cacho, sur le Concile de Trente, qui est aussi passionnant.
Alors, nous avons voulu, avec Jorge, inviter Christiane, dans cette préparation pour le séminaire d’été. Elle va nous parler de la question de la modalité. Je lui passe la parole.
Christiane Lacôte-Destribats.
Vous allez peut-être ré-entendre certaines choses que je vous ai déjà dites à la faveur, ou du séminaire que je fais avec Roland Chemama et Bernard Vandermeersch, ou de certains colloques récents. Mais aujourd’hui je vais centrer mon questionnement à partir de la lecture de …Ou pire, et il y a des choses qui me semblent faire suite au séminaire de la semaine dernière. Je ne sais pas si je serai dans le climat de votre travail mais les intersections entre les groupes m’intéressent beaucoup et cela me semble fructueux et essentiel pour l’enseignement de l’ALI qu’il y ait des échanges comme celui-ci.
La question que je poserai et à laquelle je ne peux pas répondre facilement parce que, vous le verrez, elle est immense et que je ne peux en donner que quelques éléments, est celle-ci :
- en quoi la chaîne signifiante a-t-elle rapport, et le rapport le plus étroit, avec le nombre ?
- en quoi ce qui perturbe une appréhension du nombre affecte-t-il directement le signifiant,
- et par conséquent, peut-on entendre et lire les symptômes de nos patients selon la radicalité de ce lien ?
- en quoi la prise en compte de la modalité - et en tout cas, par exemple, des modalités classiques : le possible, l’impossible, le nécessaire, le contingent - permet-elle de lire, selon ce que j’appellerais, ce que j’ai déjà appelé, « un trajet modal », de lire autrement, donc, ce que nous entendons ?
Le jeu de mot de Lacan, à partir du mot français, nécessaire, c’est à dire ne cesse pas de s’écrire, lie en effet la modalité à ce qui peut s’écrire ou ne peut pas s’écrire, pose ainsi un lien direct, radical, avec la question de l’écriture.
Dans …Ou pire, d’ailleurs, Lacan dit qu’il trouve en écrivant – vous avez certainement lu ça – il trouve en écrivant. Et il y a une insistance sur ce qui peut ou ne peut pas s’écrire, en relation, vous le savez, avec la question de la sexuation et de ce qui peut ou ne peut pas s’en écrire, c’est à dire le rapport sexuel.
Donc vous voyez nous avons du pain sur la planche : Il s’agit du lien entre le nombre, le signifiant, la modalité, le sexe. Nous ne ferons, évidemment, là-dessus, qu’un tout début de recherche , et je le ferai à partir de remarques cliniques.
J’avais déjà évoqué, lors des journées sur le sujet, la question du nombreux, cette question qui peut être prise de façon poétique ou autrement, comme du registre pré-mathématique à interroger ; la foule, le nombreux…
V. Hasenbalg : le nombreux, pas le nombre…
Ch.Lacôte-Destribats : Oui ! Le nombreux, e-u-x . Un pluriel nombreux et incomptable. Et je citais un texte de Marguerite Duras, ou plutôt des conversations, des entretiens avec Marguerite Duras où, à propos d’une absence, elle notait la manière dont on cherche, même si l’on sait qu’il ne peut y être, car il n’est plus, quelqu’un dans la foule. C’est quelque chose de un qui manque, mais préliminaire…
V.Hasenbalg : pardon, mais préliminaire, à quoi ?
Ch. Lacôte-Destribats : Je veux dire que, si vous avez lu …Ou pire, le 1 qui manque sur fond d’absence, vous savez qu’il est conclu. Tandis que dans l’expérience décrite par M.Duras, il s’agit de quelque chose d’imagé, d’une figure qui manque dans le nombreux, de quelque chose de disparu, dont on sait qu’on ne le retrouvera pas parce que c’est impossible. On est braqué, fixé, installé sur cette modalité de l’impossible, et de là, on croit tout de même à une apparition possible, bien qu’on la sache impossible : clinique classique !
Il y a une sorte de ruse, là, avec ce nombreux qu’on ne met pas, qu’on ne met surtout pas en forme de nombre, c’est à dire qu’il ne peut pas être compté. On le laisse dans sa globalité vibrionnante, dans ce pluriel immobilisé… on attend que quelque chose clignote, si vous voulez. Il y a une espèce de suspension opposée à ce qui pourrait faire nombre c’est-à- dire l’ordre et la règle de succession. On peut dire aussi, à la lumière du séminaire …Ou pire, qu’il y a une sorte d’interruption, une sorte de négation du manque, de ce qui pourrait manquer.
Remarques sur la complexité du déni
La première remarque que je pourrais faire, c’est que le possible et l’impossible ont partie liée avec ce qui permet ou ne permet pas de compter. Nous entrons là dans des processus qu’on pourrait appeler, et qu’on a appelés, des processus de déni.
Et je voudrais faire un deuxième petit paragraphe sur le déni, parce que d’habitude le déni est un mot sous lequel on met un processus qui me semble, à chaque fois, complexe. Dans nos textes fondateurs, le premier exemple du déni, l’exemple canonique, vous le savez, c’est le déni du petit Hans, c’est à dire…c’est le plus célèbre…l’exclamation devant le sexe de sa petite sœur : « Qu’il est beau son fait-pipi ! ». Vous vous rappelez cela, c’est très connu, et j’use la corde de cet exemple très célèbre. On a déjà beaucoup glosé sur le fait que, par exemple, l’esthétique faisait fuir le jugement objectif…
V.Hasenbalg : Je ne me souvenais pas – c’est peut-être mon déni à moi - que le petit Hans avait dit cela.
Ch.Lacôte-Destribats : Il n’a pas dit « y’en a un » ou directement « y’en a pas », il a dit « qu’il est beau », et c’est à l’adresse des parents.
Je vais essayer de vous déplier cela pour faire entendre quelque chose qui cliniquement est très important parce que le déni on le rencontre très souvent. Alors, entrons dans le processus du déni. Il suppose, certes, que le fait-pipi existe mais sur le mode du beau c’est-à-dire, vous le remarquez tout de suite, que le jugement ne se fait ni sur le vrai ni sur le faux. Pensons à Kant : le jugement sur un universel sans concept dans La critique du jugement. Ce qui est intéressant c’est que c’est un jugement qui appelle le consensus sans en relever, et l’exclamation, « Il est si beau son fait-pipi ! » peut se résoudre à cet appel : « êtes-vous d’accord sur le fait que c’est si beau ? » C’est aussi une question sur le désirable : « qu’est-ce qui fait que vous, les parents, le trouviez si beau ? », « qu’est-ce qui fait qu’un homme, surtout, trouve un sexe féminin si beau ? »
Est-ce encore alors un déni, ce que nous déplions de l’exclamation du petit Hans ? C’est la question que je poserais. Est-ce que ce n’est pas plus profondément une question sur le désirable ? La question du petit Hans c’est : « Par quelle construction fantasmatique trouvez-vous cela beau ? », et à un moment de l’enfance où la possibilité d’un fantasme vacille encore. Si on dit que le déni est un déni de la réalité, nous suivons les termes de Freud, mais avec Lacan nous posons la question sur la réalité comme construite par le fantasme. Or une question sur le fantasme est aussi alors une question sur la promesse de jouissance.
En tout cas - parce que j’ai une tendresse particulière pour le petit Hans, je ne la cache pas - malgré l’ironie du petit Hans qui se moque de ses parents en posant sa question-exclamation, malgré l’ironie de Hans, que souligne Freud, ce qui est posé là c’est la question de la jouissance.
Vous voyez, j’essaie d’ouvrir ce qui est raplati dans l’idée d’une négation d’affimation dans un jugement. Celui du petit Hans ne relève pas d’une affirmation, mais d’une exclamation bien singulière. Cela peut nous conduire à penser que quand on dit« déni » , il y a une question sur la jouissance, une question sur la réalité, une question sur le désirable, une question sur le consensus, fort à la mode aujourd’hui.
En quoi cela concerne-t-il notre recherche sur la modalité ? Eh bien parce que cela peut nous faire réfléchir cliniquement, par contraste, sur la complexité qui va conduire à une affirmation, à ce qui est affirmé par un jugement et qui dans notre domaine ne sera pas rangé sous la bannière de l’induction ou de la déduction comme en philosophie de la connaissance, mais dans les parcours optatifs de la parole.
Page 48 de notre édition de …Ou pire, dans la leçon du 12 janvier 1972, Lacan fait entendre « ce rapport dérangé à son propre corps, qui s’appelle jouissance. » C’est une expression que je trouve extrêmement juste, cliniquement importante. Ce rapport dérangé, comment allons-nous pouvoir y entendre des successions, de l’ordre, comment cela va-t-il se faire ?… C’est bien le problème de ce dérangement, de ce désarroi devant le dérangement que pose la phobie, par exemple.
Le réel de la jouissance qui est là désigné par ce que je déplie de ce qu’on appelle un peu trop vite « le déni », même si l’affirmation concluante est une affirmation à l’indicatif « ce n’est pas ça, ça n’existe pas », il faut savoir sur quoi cela se fonde.
Il y a quelque chose sur le réel de la jouissance que perçoit bien le petit Hans, devant le sexe de sa petite sœur Anna, et qui aboutit à quelque chose que je voudrais vous faire remarquer, toujours dans ce texte magnifique de …Ou pire, celui du 8 décembre 1971, page 27, où Lacan parle de la fonction phi de Fx : « Pour l’instant la fonction Fx, telle que je l’ai écrite, ne veut dire que ceci : que pour tout ce qu’il en est de l’être parlant, le rapport sexuel fait question. C’est bien là toute notre expérience, je veux dire le minimum que nous puissions en tirer. Qu’à cette question (comme à toute question, il n’y aurait pas de question s’il n’y avait de réponse), que les modes » – j’ai relevé ce terme-là, vous pensez bien –« que les modes sous lesquels cette question se pose, c’est à dire les réponses, ce soit précisément ce qu’il s’agit d’écrire dans cette fonction, c’est là ce qui va nous permettre sans aucun doute de faire jonction entre ce qui s’est élaboré de la logique et ce qui peut, sur le principe considéré comme effet du réel, sur le principe qu’il n’est pas possible d’écrire le rapport sexuel, sur ce principe même, de fonder ce qu’il en est de la fonction, de la fonction qui règle tout ce qu’il en est de notre expérience.» – la fonction phallique – « En ceci qu’à faire question, le rapport sexuel qui n’est pas – en ce sens qu’on ne peut l’écrire -, ce rapport sexuel détermine tout ce qui s’élabore d’un discours dont la nature est d’être un discours rompu. »
C’est sur ce discours rompu, rompu par le réel de la jouissance, par ce qu’il y a de réel dans la jouissance, ce discours rompu, c’est cela qui m’intéresse. Ne nous fixons pas sur l’aspect lyrique de cette expression, sa poésie est plus radicale, il y a là quelque chose qui est intéressant, pourquoi ? Eh bien c’est parce qu’un discours dont la nature est d’être un discours rompu n’est pas seulement un discours régi par les oppositions engendrées par les négations. C’est tout le texte de …Ou pire, en particulier page 127, à la fin de la leçon du 10 mai 1972, Lacan dit : « 0 n’est pas la négation de quoi que ce soit, notamment d’aucune multitude. Il joue son rôle dans l’édification du nombre. » Vous voyez qu’il y a chez Lacan ce jeu sur le signifiant, qui à l’occasion, peut être poétique, le discours rompu, et ce qu’il affirme du réel de la jouissance et de ce zéro qui n’est pas la négation. - J’espère que ça va dans le sens de ce que nous étudions cette année, et aussi dans ce groupe dont je ne connais malheureusement pas le travail dans son détail - et c’est là le nœud de la question.
« 0 n’est pas la négation de quoi que ce soit, notamment d’aucune multitude. Il joue son rôle dans l’édification du nombre. », c’est à partir de cette position du 0, de ce qui peut-être indique la place du réel de la jouissance, que Lacan va bouleverser les modalités aristotéliciennes qui, elles, ne sont régies que par des oppositions et des négations.
Chez Aristote, vous le savez, l’impossible est opposé au possible, et le nécessaire est opposé au contingent, par un jeu de négations. Et tout le travail de Lacan va être d’opposer le nécessaire à l’impossible. Le nécessaire ne sera pas opposé au possible mais tout va passer par l’impossible, c’est à dire que si le nécessaire peut avoir un rapport avec le contingent, il doit passer par l’impossible. Il n’est pas opposé directement par un jeu de négations…
V.Hasenbalg : …le nécessaire : prise en compte de l’impossible ?…
Ch.Lacôte-Destribats : Le nécessaire est opposé à l’impossible. Aristote, lui, opposait le nécessaire au contingent par un jeu de négations ; mais là, si on veut faire un lien (qui ne sera pas forcément d’opposition) entre le nécessaire et le contingent, ce sera par un passage par l’impossible. Pourquoi est-ce important ? Parce que la réflexion de Lacan, vous le savez, sur le contingent est essentielle puisque c’est la catégorie sous laquelle joue le signifiant, et en particulier le phallus. Mais, en une heure on ne peut pas tout voir. Et j’ai choisi de vous faire « apprécier » ça, évaluer ça avec des exemples cliniques.
Ce que dit encore Lacan dans …Ou pire, c’est que la nécessité est toujours une nécessité de discours. C’est une nécessité après-coup qui implique la nécessité de ce qui inexiste comme tel. Et on peut lire, page 58 de notre édition : « …de n’être existence que du symbole qui la ferait inexistante - la jouissance -, et qui, lui, existe. C’est un nombre, comme vous le savez généralement désigné par zéro. ».
Et il reprend : « la vie même – et cela Charles Melman en a récemment parlé, entre pulsion de vie et pulsion de mort – la vie est une nécessité de discours. » Ce sont des choses qui vont très loin mais ce n’est pas tout à fait mon propos.
Cependant, la question que je nous pose est : est-ce que nous ne pourrions pas considérer nos patients comme des logiciens qui touchent par leur symptôme à une condition de possibilité de la symbolisation même. Page 57, Lacan dit : «…ce qui est au principe du symptôme, c’est à savoir l’inexistence de la vérité qu’il suppose, quoiqu’il en marque la place. » C’est une formulation très importante sur le symptôme. Le symptôme reste toujours défini comme métaphore, mais là on a l’impression qu’on est à un niveau plus radical de ce qui y sont les conditions de possibilité de la métaphore.
Pour le petit Hans, le il n’y a pas ou le il y a, extrapolé du fameux ou prétendu déni pourrait être sans doute repris au niveau de cette inexistence radicale qui permettra de faire surgir ce Un qui permet de compter et de parler.
En écoutant un patient, je me dis souvent : « il y a quelque chose où il a raison.» Et il me semble qu’il n’y a que cela qui permette les interventions. Quelle est la question posée ?…Et justement par rapport à ce déni, il ne faut pas s’arrêter à la négation qui est mise sur l’affirmation. Il faut peut-être essayer de voir s’il ne parlerait pas par hasard de ce zéro, c’est à dire de ce réel de la jouissance qui va permettre l’émergence d’un 1, émergence qui, chez lui, est le surgissement du plus dangereux, par exemple.
V.Hasenbalg : Dis-moi si je suis bien ton développement qui est très intéressant et dense…le fait qu’il ait désigné cette inexistence par la beauté serait, chez le petit Hans, une façon de pointer vers un zéro, en tant que symbole phallique dans son rapport à la jouissance ?
Ch.Lacôte-Destribats. Je répondrais autrement. Je pense que la beauté ne relève ni du vrai ni du faux ; le petit Hans, si nous le voulons bien, nous indique qu’on n’est pas au niveau de la négation ou de l’affirmation mais peut-être au niveau de quelque chose de plus radical, qui est prometteur de jouissance. On peut plutôt prendre les questions comme cela.
Madame A : Est-ce que tu penses que l’horreur c’est prometteur de jouissance ?
Ch.Lacôte-Destribats : Oui ! Oui, je pense. En tout cas il faudrait retrouver quelque chose – je ne l’ai pas retrouvé, mais vous le retrouverez sûrement pour le mois d’août – le réel de la jouissance, ce réel, Lacan dit qu’il est « éprouvé ».
V. Hasenbalg : Je vais faire un petite digression : quand on parle de beauté, tout de suite il m’est venu cette distinction chez Freud entre le jugement d’attribution et le jugement d’existence. On reprendra peut-être cela tout à l’heure. « Il est beau », c’est un attribut mais ce n’est pas un jugement s’il existe ou pas. C’est un abord autre, mais ton travail m’interpelle par rapport à cette interprétation du signifiant du petit Hans, « c’est beau » là où il y aurait l’horreur.
Ch.Lacôte-Destribats : Ce que je voulais vous dire pour déplier ce prétendu déni… Voyez, la question du petit Hans pourrait être reprise entre nécessité et contingence - on a eu des journées sur le phallus, et on sait bien la question de la contingence par rapport au phallus – c’est à dire pas seulement « qu’est-ce que c’est ? », « de quoi s’agit-il ? » touche surtout sa fonction. Et quand on sait que la fonction phallique vient à la place de quelque chose qui ne peut pas s’écrire, on peut concevoir que la catégorie du contingent est tout à fait propre à élaborer la question du phallus.
Madame B : Puisqu’il s’agit d’enfant, avec le petit Hans, je pensais au Petit Prince de Saint-Exupéry, c’est sur ce fond d’absence que le mouton va être désigné. Quand il lui dessine la boite avec les petits trous, il dit : « c’est ça, le mouton que je veux ! ».
Ch.Lacôte-Destribats : Mais oui, il avait raison ! Tout était là.
Madame B : Dans cette absence, et dans le désirable.
Ch.Lacôte-Destribats : C’est à dire qu’il désignait et donc voilait le désirable : « voilà ! ».
Lieux et temps
Le deuxième exemple que je voulais prendre pour vous faire apprécier certaines choses, est un cas de phobie d’un jeune homme , une phobie très massive - qui quelquefois trompe son monde sur une apparence de psychose - et dont le rêve fait diagnostic. Ce sont des rêves que j’ai pu rencontrer fréquemment dans ces cas. Ce rêve marquait, comme souvent, « la difficulté à cheminer sur un pont au-dessus d’un ravin et puis, on ne saurait dire qu’il y ait eu chute» - bien que, à ce récit de rêve, j’aie commencé à craindre – « mais tout d’un coup , le patient retrouve tranquillement, en bas, un ancien copain, âgé de trois ans ».
Alors, que disent ces vertiges sur le pont, avec en bas le ravin : est-ce qu’il y a eu peur de la chute ? On ne sait pas. Je lui propose la chose suivante : ce trajet dans l’espace, du pont jusqu’au fond du ravin, « est-ce que ce ne serait pas un trajet dans le temps ? », puisqu’il retrouve son copain à trois ans. Cela a eu des effets apaisants et aussi extrêmement forts, vigoureux. Je me rappelle que auparavant je lui avais demandé – ce que je fais souvent – « quel est votre premier souvenir ? », et il m’avait dit « impossible, il n’y en a pas ! ».
Un autre rêve « accompagnait » ce rêve, et, comme je l’ai remarqué en ces cas, à côté, tout d’un coup, je ne sais pas si c’est pour satisfaire l’analyste, si c’est dans le transfert, mais effectivement, tout d’un coup est découvert un petit escalier, latéral, à peine dérobé et qui permet de descendre. C’est l’occasion de pouvoir dire quelque chose comme : « mais il n’est pas du tout interdit de prendre l’escalier pour aller au fond de ce ravin retrouver votre copain », le copain qui est évidemment lui-même, à trois ans, en miroir. Le copain était « tranquille, sur la terre ferme ».
Je lui dis qu’on peut effectivement prendre des voies indirectes et - voilà le nombre! - graduées pour arriver au sol, qu’on n’est pas obligé de faire un trajet direct, et que c’était un trajet dans le temps, (de son âge presque’adulte à 3 ans) et qu’il répondait à quelque chose de l’ordre de la demande que je lui faisais d’un premier souvenir d’enfance, et peut-être qu’il s’agissait de l’âge repérant ce premier souvenir et que même s’il ne s’en souvenait pas encore, sa place en était indiquée peut-être. Un intervalle s’était bouclé.
Donc, l’important n’était donc pas la chute dans l’espace et dans le néant. Mais en insistant sur la dimension temporelle, c’est à dire quelque chose, tout de même, de l’ordre du mode, un intervalle pouvait se boucler et devenir fondateur, et quelque chose pouvait dès lors, et cela c’était vérifié après-coup, permettre l’ordre graduel d’un récit, à partir, en ce cas, de ses 3 ans.
Une éternisation produite par l’angoisse cessait – et là je m’approche de termes lacaniens ne cesse de s’écrire, ne cesse pas de s’écrire. Vous voyez que je m’en approche parce que de boucler un intervalle, c’est cesser de ne pas s’écrire, on arrive à la nécessité d’un discours qui va faire passer à ne cesse pas de s’écrire ou au récit. l’éternisation, le suspens de l’angoisse cessait, le temps remettait en marche le possible, l’impossible, le nécessaire et le contingent. Mais pour cela il fallait sans doute, et c’est là cliniquement ce qui m’intéresse, préparer la question globale de la réalité…par la temporalité, par exemple. Il fallait ne pas l’instantanéiser par la chute dans l’espace ; et ne pas la poser par les termes mis en tableau d’oppositions et négations, mais inclure le réel dans le calcul. Insister sur une dimension temporelle est quelquefois une façon d’inclure quelque chose de réel.
Je pensais à ce que Lacan disait de ce discours rompu, et dans ce rêve il y avait cette rupture entre l’éternisation de l’angoisse sur le pont, et quelque chose qui faisait qu’il se retrouvait sur la terre ferme.
Madame C : Tu interroges le mot rompu par la temporalité… c’est dans la temporalité qu’il est rompu ?
Ch.Lacôte-Destribats : Oui, mais seulement dans la mesure où ce que l’on cherche en elle ce n’est pas une image de continuité vécue subjective, mais plus radicalement ce qui peut permettre le changement de mode et de buter sur du réel.
Alors, page 89, …Ou pire : le réel «son approche, son approche par la voie de ce que j’appelle le symbolique et qui veut dire les modes de ce qui s’énonce par ce champ…
V.Hasenbalg : Encore « le mode »…
Ch.Lacôte-Destribats : C’est un texte sur la modalité.
« On s’est aperçu – dit Lacan – qu’il y avait des choses qui ex-sistaient en ce sens qu’elles constituent la limite de ce qui peut tenir de l’avancée, de l’articulation d’un discours. C’est ça, le réel. Et je crois que pour la phobie c’est tout à fait important. D’ailleurs, ce pont de vertige qu’on retrouve dans toutes les phobies, qu’est-ce qu’il joint ? Qu’est-ce qu’il unit ? Quel Un frauduleux représente-t-il ? Quel lien représente-t-il ? Certes, direz-vous, là je tombe dans le lien, dans la signification. Mais les significations d’union éternisée, vous savez très bien que certains parents en abusent, il n’y a qu’à faire un tout petit peu de psychanalyse d’enfant pour le savoir, …le couple parfait, l’union parfaite.
De ce que dans le rêve cela ait cessé, cessé dans le temps - atterrissage sur la rive ou par l’escalier – le rêve sert à cela, au temps. Cela a cessé et ne cesse plus de ne pas s’écrire. C’est à dire qu’il y a quelque chose du réel qui est situé là : ne cesse plus de ne pas s’écrire. La catégorie du contingent, celle du phallus peut-être peut s’ouvrir, c’est à dire que les modalités marchent ensemble. C’est pour cela que je parlais, lors des journées sur le sujet, d’un trajet modal. Certes, on savait déjà depuis très longtemps que le rêve était un discours rompu. Encore fallait-il y mettre tout ce que Lacan dit du 0 et du 1.
Les falsifications du calcul dans l’anorexie
Le troisième exemple est un exemple d’anorexie, dont j’ai déjà un petit peu parlé, et j’ai encore repris, d’une autre manière pour le numéro du J.F.P. sur l’anorexie .
Page 53 de …Ou pire, il y a six lignes très intéressantes que vous connaissez sans doute puisque vous avez étudié le séminaire, c’est le lien entre la modalité et ce que Lacan dit sur le pas-tout et les formules de la sexuation. Il y a une traduction – cela m’a beaucoup aidée de trouver cela, parce qu’on se tourmente sur le lien qu’il peut y avoir en tout cela – « Le pas-toutes veut dire (comme il en était tout à l’heure dans la colonne de gauche) veut dire le pas impossible » – ce n’est pas si simple à comprendre – « il n’est pas impossible que la femme connaisse la fonction phallique. » – contingente - « Le pas impossible, qu’est-ce que c’est ? Ça a un nom que nous suggère la tétrade aristotélicienne, mais disposée autrement ici : de même que c’est au nécessaire que s’opposait le possible, à l’impossible, c’est le contingent. C’est en tant que la femme, à la fonction phallique, se présente en manière d’argument dans la contingence, que peut s’articuler ce qu’il en est de la valeur sexuelle femme. »
C’est, je trouve, un texte qui noue les modalités aux formules de la sexuation qui sont assez intéressantes et que je mets au front de mon héroïne anorexique, qu’on pourrait dire une héroïne du continu.
Je vais reprendre certaines choses que j’ai déjà dites sur l’anorexie. La lecture des forums Pro-ana ou Pro-anorexie met mal à l’aise ; il s’agit d’élucider le malaise dans lequel cela met.
V.Hasenbalg : C’est sur Internet, n’est-ce pas ?
Ch.Lacôte-Destribats : Des pages web sur l’anorexie…
V.Hasenbalg : …tenues par les anorexiques elles-mêmes.
Ch. Lacôte-Destribats : Mais oui !
P.Belot-Fourcade : Je suis allée au Brésil pour parler de l’anorexie, et il faut savoir que c’est traduit. C’est à dire qu’ils ont sur Internet un style Pro-ana ou style Pro-ana, au Brésil.
Ch.Lacôte-Destribats : Oui ! Je ne sais pas qui les a vus mais je dois dire que ça vaut le coup, sauf…que c’est assez violent.
P.Belot-Fourcade : Parfois c’est repris par d’autres problématiques plus militantes, par exemple par le militantisme féministe homosexuel, et cela les happe parce qu’elles ne sont pas toutes dans cette possibilité militante tout le temps.
Ch.Lacôte-Destribats : Tout à fait. Je vous engage à aller voir ce qui se passe sur Internet au niveau de la clinique.
Pour moi, ce qui met mal à l’aise c’est le consensus entre ces jeunes filles. A croire qu’elles militent pour une philosophie du consensus ! Elles partagent les mêmes évidences. Il s’agit presque d’une sorte de religion laïque.
Là, je pose une question que je n’ai pas parfaitement élaborée : pourrait-on dire, sur ce consensus, qu’elles ne partagent pas les mêmes signifiants mais les mêmes signaux ? C’est à dire que je commence à poser la question de l’altération du signifiant. Des signaux ? Je raffinerais et je dirais des désignations. Ravaler les signifiants en désignations. Le signal , avec son aspect déclencheur, comme un véritable prêt-à-porter pour les comportementalistes, c’est plutôt le signal boulimique. Tandis que pour l’anorexique, ce serait plutôt par un ravalement à la désignation que se produirait la dégradation du signifiant.
Si cette hypothèse est juste, le signifiant serait dégradé en signal ou désignation, mais comment ? Non pas en signal d’angoisse, comme pour la phobie ; ni en signal déclencheur, me semble-t-il, comme pour la boulimie. C’est sur ce point qu’interviennent sans doute les différents comptages auxquels se livre l’anorexique : comptage des calories, celui du poids quotidien ou pluri-quotidien. De quelle temporalité s’agit-il et qu’est-ce qui s’y défait ? Et qu’est-ce que c’est que ce comptage ? Il me semble que les explications psychologisantes ne sont pas satisfaisantes. On ne peut pas simplement invoquer un rituel et faire l’exégèse de ce qu’on trouve sur le site, : les « dix commandements » du forum Pro-ana. On ne peut pas expliquer en disant qu’il y a un Surmoi monstrueux, ce ne serait que mettre un mot sur notre ignorance du processus.
Alors, il s’agit de compter quoi ? Eh bien on compte les entrées et les sorties. Jorge Cacho connaît bien un texte célèbre sur ce point : Le journal du peintre italien Pontormo, écrit dans des moments certes mélancoliques. On peut y lire des énumérations de ce qu’il mangeait et de ce qu’il excrètait, et la description de la qualité des humeurs et des excréments en fonction de ce qu’il ingérait… Cependant, et ce n’est pas sans intérêt, entre les comptages des entrées et des sorties, il y avait dans le journal de Pontormo, des croquis, des esquisses des fresques qu’il était en train de faire. Et cela change la donne dans cette énumération indéfinie, le vif de la question surgit dans ce que meut de temps et d’espace le dessin d’esquisse entre les lignes, entre le projet possible et le plâtre frais qui attend la fresque réelle. Mais tout le monde n’a pas cette possibilité de projets sublimes dans ce comptage d’entrées et de sorties. Si le projet sublime n’existe pas, il ne reste qu’une parole attachée au factuel. Des constats qui sont comme des états des lieux. Et, ce qui est intéressant, c’est que c’est un mode très particulier, étendu à tout le discours, et qui va le « contaminer » de façon globale.
Je me souviens d’un rêve d’une patiente, un rêve qu’elle m’avait écrit, mais écrit en style télégraphique et énoncé comme tel : « apporte de la nourriture…il en reste. » On peut commenter cela multiples manières. C’est un constat, mais est-ce sur une réalité ou sur toute part de qui ou de quoi qui resterait à l’abandon ? Car enfin, il y a un constat – je disais que l’anorexique faisait des constats – mais il y a un constat qui n’est jamais fait, c’est celui de sa maigreur. Il serait trop simple, là encore, de parler de déni. Il faut peut-être, là aussi, entrer dans la complexité de ce processus et ne pas réduire ce qu’on appelle déni à la négation d’un jugement qui en est sans doute seulement la forme aboutie. Pourquoi une anorexique ne se sent-elle pas maigre ? Pourquoi ne se voit-elle pas maigre ? Et pourquoi le dire des autres sur sa maigreur est-il sans effet ? Il y en avait une comme cela qui venait de faire dans ma salle d’attente, un peu à l’avance, visiblement ravie peur aux autres. Je pense qu’elle n’était pas sans en éprouver un certain plaisir, mais ce n’était pas clair. Elle se moquait d’eux en effet et de leurs regards et cette provocation consciente était bien loin de rejoindre un savoir assumé sur sa maigreur. Ce hiatus est d’ailleurs l’énigme de ces cas.
Si on lit certains documents - dans les sites pro-ana il y a de vrais documents sur l’anorexie - ou encore si on considère les sites qui avertissent - avec perversion ! – des dangers de l’anorexie, on s’aperçoit qu’il ne s’agit que de passer des seuils : jour après jour, une signalétique sur la manière de maigrir. Dans un sens ou dans l’autre, pour maigrir ou pour reprendre un poids minimum qui va permettre de sortir de l’hopital – 36 kilos.
Je ne sais pas s’il y a un jeu sur les nombres, mais il y a un jeu sur les chiffres. Rien d’autre. Il y a un jeu sur les chiffres : addition, soustraction. Je trouve cela très simpliste. Il n’y a pas de choses compliquées là dedans. Tout devrait être addition ou soustraction.
V.Hasenbalg : Il n’y a pas de multiplications, pas de racines carrées…
Ch.Lacôte-Destribats : Non, justement ! Addition, soustraction ! C’est peu complexe. Il s’agit de manger le moins possible. Ah, ce possible !…Mais le terme « possible », à mon avis, est de trop en toute rigueur. En effet, il me semble qu’il s’agit d’un « moins », indéfiniment, et sans but. Il s’agit, sur la balance des calories ou du corps, d’une pseudo succession de chiffres dont chacun me semble un signal impératif pour atteindre le suivant. C’est un défilé, mais non réglé par une loi de succession et qui répète, à chaque fois, le même impératif. La subjectivité est comme retranchée derrière cet impératif. Et, par rapport à cela, l’anorexique est d’une obéissance très curieuse. Il y a pourtant un livre déjà ancien sur l’anorexie qui s’appelle Les indomptables. Or elles me semblent moins indomptables qu’au contraire d’une impuissance totale devant le défilé de chiffres sollicités presque automatiquement. Ceci pour discuter un peu plus avant l’apparent désir de maîtrise qu’on leur attribue d’emblée et qui m’apparaît plutôt comme une réaction désespérée à cette impuissance.
Ces chiffres se succèdent donc de façon impérative, selon une succession de seuils qui n’ont pas de nombre précis puisqu’il s’agit seulement qu’il soit « moins » que le précédent : Cet amenuisement est sans imaginaire totalisant, c’est chose impossible, il n’y a pas d’universel. Dans le séminaire …Ou pire, Lacan dit que c’est le possible qui permet de penser l’universel. Or dans l’anorexie nous entendons cette lacune qui est à l’origine du travail de sape de ces chiffres qui défilent sans s’inscrire comme nombres et qui de ce fait ont pour effet de détruire, à mon avis, la chaîne signifiante dans sa possibilité d’inscription et de véritable comptage subjectifs.
Il semble que dans l’anorexie, un chiffre ne serve qu’à prédire le suivant comme une espèce d’horoscope venu d’ailleurs et privé de sens.
Le rêve dont le texte frugal est : « apporte de la nourriture…il en reste », ne renvoie pas seulement à la question de l’abandon où, effectivement, l’anorexique est ce reste abandonné. Mais, si nous songeons aussi à la globalité de la nourriture apportée, (ce qui n’était pas chez elle l’imagination d’une globalité, mais un constat ), on la consomme et le rêve dit qu’il y a un reste. On peut continuer, et dire qu’il y aura toujours et indéfiniment un reste. Ce reste sera consommé et il en restera ; il sera consommé, il en restera ; il sera consommé, il en restera. Il y aura toujours quelque chose qui restera...je n’ose pas dire de la division, peut-être d’une division en deux, à chaque fois, mais il me semble qu’il s’agit plus justement d’un processus de soustraction. Or si nous disons que le continu échappera toujours à la discontinuité du nombre, que l’intervalle entre 0 et 1, et entre 1 et 2, ne sera jamais rempli, et qu’il y aura toujours un reste, si nous évoquons, avec Zénon, la course féminine de Dame tortue au regard de la mâle course du lièvre, nous nous situons dans un calcul fondé sur la division. « Il en reste », dit l’anorexique dans son rêve, mais par rapport à quoi ? Le processus complexe et fondateur de la division est éludé chez elle, par une répétition non ordonnée de soustractions. Ce comptage très particulier, qui rejette ce qui aurait pu fonder le nombre, dégrade ce qui aurait pu être nombre en signalétique répétitive de seuils à passer. Ce n’est pas sans conséquence sur la chaîne signifiante qui se trouve alors altérée en fragments de signaux impératifs qui trouvent leur raison d’une telle répétition sans s
ériation.
En effet, comme le rappelait récemment Charles Melman, le nombre est la forme la plus pure, la plus vidée du signifiant lui-même. Or ici, dans ce comptage « simplifié » de l’anorexique, il ne s’agit pas de nombre à proprement parler mais d’une sortede comptage répétitif.
Ce qui m’importe, et que je n’arrive pas à résoudre, ce qui m’intéresse, c’est de quelle manière cela attaque, altère, mine le signifiant que nous écoutons. Cela vient sans doute de l’impossibilité à constituer l’intervalle entre 0 et 1. Pas de 1, pas de signifiant, sans doute. C’est ce que contestaient Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe dans Le titre de la lettre, cette question lacanienne de l’articulation du 1 et du signifiant. Pas de 1, pas de signifiant, sans doute.
Le comptage chez l’anorexique est désignation au coup par coup et transforme le signifiant en quelque chose qui n’a que fonction de désignation, comme de passer le seuil comme je le disais.
Comment cela ? Impossibilité ou refus de considérer le possible, « le mode du possible qui permet l’universel », comme le dit Lacan ? Pas d’hypothèse imaginée, il reste un processus qui n’arrive jamais, par exemple, à la problématique du nombre réel par rapport au nombre naturel. D’ailleurs, est-ce division ou simple soustraction ? Je pense que c’est simple soustraction mais la question est ouverte. Est-ce que certaines anorexiques, en ces cas du moins, évacueraient, refouleraient par une généralisation de la soustraction un processus de division dont elles auraient tout de même quelque idée, mais dont l’enjeu de jouissance féminine par exemple leur serait insupportable ?
De fait, il n’y a là ni émergence du 1, ni imagination du tout ou du tous, mais sans être rigoureusement dans ce que Lacan inscrit à propos de la jouissance féminine, le pas-tout du rapport à la fonction phallique. Si nous nous référons au tableau de la sexuation écrit par Lacan dans le séminaire Encore on pourrait dire qu’elles ne passent pas par ce qui est de l’ordre de l’inexistence, ni, par conséquent, de ce que j’appelais à propos du sujet, le trajet modal. Qu’une des modalités soit bloquée et les autres le sont aussi.
Cependant, d’exclure le possible par quoi se pose l’universel, comme peuvent le faire certaines anorexiques, ne produit pas pour autant le contingent, ce qui pourrait, selon le texte de …Ou pire, page 53 que j’ai cité auparavant, leur permettre d’explorer le rapport de la féminité à la jouissance. Car ces modalités ne fonctionnent pas l’une sans l’autre.
Comment situer, enfin, ce que Lacan évoque de temps instantané, l’instant du surgissement du 1, qui n’est certes pas seulement temps, mais notation de l’émergence d’autre chose ? Cela n’est pas sans lien avec cette notation lacanienne qui est au-delà du jeu de mots sur le nom des catégories antiques, ce qui cesse, ce qui ne cesse pas, … Il s’agit de l’indication de quelque chose dont la possibilité de s’inscrire tout d’un coup surgit, et dont on ne peut pas feindre que cela ne s’inscrive pas ou que ce ne soit pas possible. Mais pour situer une telle inscription il faut quitter le terrain de l’anorexie où l’inscription est prise comme un simple relevé qui tue le signifiant.
Voilà donc un essai d’ouverture de toutes ces questions.
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