A propos de l'Image et le Double, texte de Fulvio della Valle

 

À propos de l'Image et le Double, texte de Fulvio della Valle

 

            Le livre de Stéphane Thibierge, « L'image et le double. La fonction speculaire en pathologie », s'attache à présenter certains aspects fondamentaux de la théorie lacanienne de la représentation, à partir d'une analyse détaillée du processus de la reconnaissance spéculaire, éclairée a contrario par l'étude des dysfonctionnements pathologiques de cette reconnaissance.

            Ces perturbations, ou pathologies de l'image du corps, peuvent se subdiviser en deux groupes, qualifiés tous deux de modes de décomposition de l'image spéculaire. D’une part, l’atteinte de la forme de l'image, selon la modalité d’une dissociation des éléments de l'image du corps, comme on l'observe par exemple dans des pathologies telles que le signe du miroir chez le schizophrène ou les troubles de la reconnaissance dans la démence sénile, où le malade guette dans le miroir les indices d'une désagrégation en cours de son image. D'autre part, le dédoublement, que l'on trouve par exemple dans le phénomène du compagnon imaginaire chez l'enfant, qui n'est pas nécessairement pathologique, dans l’héautoscopie, ou plus couramment lorsqu'on prend pour quelqu'un d'autre la personne qu'on voit dans un reflet de nous-même.

            À la décomposition de l'image s’ajoute, dans certaines pathologies, la dissociation de l'image et du nom. Qu'il s’agisse d'une image sans nom, comme dans le syndrome de Capgras, où le malade ne voit dans ses proches que des sosies de ceux-ci qui usurpent leur identité, mais il ne connaît pas le nom véritable de chacun de ces sosies, il ne peut assigner un nom à chacune de ces images, perturbation appelée « agnosie d'identification ». Ou qu'il s’agisse d’un nom sans image, comme dans le syndrome de Frégoli, où la malade considère que c'est une seule et même personne, (dans le cas princeps l'actrice Robine), qui revêt les apparences des tous les individus que la malade croise ; il y a donc un seul nom, Robine, pour les différentes images des semblables qu'elle perçoit.

            Ces pathologies illustrent par contraste les processus à l’œuvre dans la mise en place de la reconnaissance de soi dans le miroir. Cette mise en place requiert l'intervention conjointe de trois éléments hétérogènes : l'objet a, le langage et l'image spéculaire. Cette articulation, ce nouage, n'est pas une synthèse.

 

            L'objet a.

            L'objet a est caractérisé par l'auteur comme le réel premier du corps, le corps réel, le corps de l'enfant en tant qu'indéfini, morcelé et pulsionnel, – comme morcellement pulsionnel premier. C'est le bouquet de fleurs réelles dans le schéma optique, que Lacan caractérise comme une diversité non liée, qui n’acquiert d'unité que par l’entremise de l’encolure du vase imaginaire. Cette diversité non liée, cette inconsistance ou déliaison première renvoie aux aspects généraux de la pré-maturation de la naissance chez l’homme : insuffisance réelle, impuissance ou incoordination motrice et posturale, discordance des pulsions, division.

            Cette caractérisation est mise en rapport avec le concept freudien de « la chose », (das ding), comme matière mythique et initiale du sujet. Initiale, en tant que réel premier du corps, mythique car une fois nommée, déterminée par l'opération du langage, elle perd sa pureté d'origine, et ne peut plus être reconstituée après-coup que comme l'au-delà indéterminable de la médiation symbolique.

            Notons que cet état premier du corps comme anarchie pulsionnelle se retrouve parfois dans le rêve sous la figuration de membres disjoints.

            La chose freudienne se situe, en outre, en deçà de la distinction du moi et du non-moi. C’est un état d'indistinction entre l'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors.

            Inconsistance, déliaison, indistinction.

            Plus précisément l'objet a doit être défini comme le point de recoupement entre ce réel morcelé et sa prise dans le discours de la mère. Le corps de l'enfant est dès le départ plongé dans le bain de langage que représente le discours de la mère, le lieu de l’Autre. Dès lors, l'objet a se définit comme le reste, irréductible et insaisissable, de cette intersection entre le corps réel et l'articulation symbolique.

 

            Le langage.

            Le deuxième registre qui intervient dans la mise en place de la reconnaissance spéculaire est le langage. Cette intervention est qualifiée de refoulement, neutralisation, élision de l’objet a, du corps réel de l'enfant, sous le trait ou le sceau du symbole. Cette incidence du langage est présentée par le biais de quatre éléments, qui peuvent en définitive être regroupés sous le premier d’entre eux, pour des raisons logiques qui apparaîtront aisément.

            La première rubrique est l'Idéal du moi, figuré dans la partie droite du schéma optique en tant qu'espace virtuel. L’Idéal du moi correspond à l'ensemble des premiers signifiants, des traits symboliques primordiaux, par lesquels la mère désigne, se rapporte à l'enfant dans son discours. Son concept est lié à certaines considérations de Daniel Lagache, affirmant qu'avant d'exister pour lui-même, l’enfant est représenté par et pour l’Autre, sous la forme d’un pôle d'attentes, de projets et d’attributs. Exemple d'attributs : sa place dans la lignée, son prénom, son sexe, son état civil. L’Idéal du moi est donc une pluralité, un groupe d'éléments symboliques, une constellation d’insignes, par lesquels l'enfant est introduit, inséré dans le champ du langage. Cet ensemble d'attributs peut être rangé sous la dénomination unique de marque symbolique.

            Le deuxième élément symbolique qui entre en jeu dans la mise en place de la phase du miroir est le nom propre. Il désigne une place vide, la place du sujet, du futur locuteur que va devenir l’enfant, l’instance qui met en circulation la parole dans l'échange verbal. Il a pour caractéristique principale de n’avoir pas de signification, sinon marginale et secondaire au regard de sa fonction propre, qui est d’instancier dans le discours la place logique d'un locuteur singulier. Le nom propre indexe un sujet singulier sans présenter des déterminations de celui-ci et à ce titre il l'élide dans l'opération même par laquelle il l’inscrit dans le discours.

            L'absence de signification du nom propre permet aussi de comprendre, selon l’un de ses aspects, pourquoi il est il est le fondement de la métaphore. En effet, une métaphore est la substitution d'un signifiant à un autre signifiant, ce qui suppose que l'on puisse détacher celui-ci de sa signification – première, littérale ou originaire, – pour le rattacher à une autre signification, virtuellement n'importe laquelle.

            La troisième catégorie est le trait unaire. Il désigne la forme pure de l'unité que véhicule tout signifiant en tant que tel. C’est le caractère discret du signifiant en tant qu'il apporte ou instaure la dimension de l'unité – de la coupure, – dans le réel.

            On voit à ce stade pourquoi le nom propre et le trait unaire peuvent être réunis sous le prédicat de l’Idéal du moi. Celui-ci désigne l'ensemble des signifiants, des insignes, qui inscrivent l'enfant dans l’ordre du discours. Le nom propre comme signifiant unique, privilégié, exceptionnel, en est donc un élément. Et le trait unaire, comme forme pure du caractère discret mis en jeu par n'importe quel signifiant, est ce qui confère son unité aussi bien au nom propre comme signifiant d'exception, qu'à l’Idéal du moi comme marque symbolique qui regroupe les attributs du sujet.

            Il faut enfin mentionner le phallus comme ce qui sexualise cette marque symbolique en tant que marque du manque, permettant de tempérer la conjonction première du corps de l’enfant et du lieu de l’Autre, en ouvrant une brèche dans l’ordre de la demande, ordre caractéristique du rapport primordial entre l'enfant et la mère.

 

            L'image spéculaire.

            L'incidence du symbole sur l'objet a va se projeter sur l'image dans le miroir, inscrivant ou plaquant sur celle-ci un certain nombre de caractères qui vont permettre l'identification spéculaire, et, sur la base de celle-ci, l'organisation et la structuration de la perception en général, du champ des objets du monde, qualifiés de ce fait par Lacan d'anthropomorphiques, voire d’egomorphiques, en lien avec la connaissance paranoïaque. Par le biais du langage, l’enfant, qui n'est pas encore un locuteur, va reconnaître dans son reflet spéculaire les prédicats de l'unité, de la permanence, de la forme, de la totalité, de l'identité, de la substantialité, au travers desquels il va formater son morcellement primitif. L'épreuve du miroir est donc la première expérience de liaison et de mise en forme par laquelle le sujet va installer dans une présence aux contours bien définis l’inconsistance originaire de son corps réel. L'image spéculaire recouvre la place vide instaurée par le nom propre, qui procède de l'oblitération de l'objet a sous la marque du symbole. À ce titre l'image masque ou habille, au bout du compte, l'objet a lui-même. Dans le stade du miroir, se livre l’expérience ou l’appréhension initiale des caractères fondamentaux qui configurent toute représentation possible, soit le champ de la réalité. Sous la catégorie de l’Imaginaire, il faut donc placer la chaîne d'équivalence suivante : image = percept = champ de la reconnaissance = réalité = ordre du sensible en général = sens = conscience = intentionnalité = intuition.

 

            Conclusion.

            Le livre de Stéphane Thibierge fait ressortir dans sa richesse et sa complexité la théorie lacanienne de la fonction spéculaire. L'originalité de cette doctrine réside notamment dans la dérivation psychogénétique du champ de la réalité, du registre de la représentation, à partir de l'expérience originaire de la reconnaissance de soi dans le miroir, – geste, à ma connaissance, totalement inédit dans l'histoire des théories philosophiques de la représentation, et, à vrai dire, peu exploité depuis. La perception, la connaissance, l'objectivité, sont organisées et structurées par les caractères mis en place lors du moment primordial de l'identification spéculaire.  Les objets de l'expérience, de la connaissance, du monde, sont mis en forme et construits à partir des coordonnées qui ont été configurées au moment de l'épreuve spéculaire. D'où l'aspect de leurre, d'illusion, d'erreur qui affecte le champ de la représentation au regard du réel, inassignable et inconsistant, qui se réfléchit en celle-ci.

            Ces considérations nous offrent une voie d'entrée, parmi bien d'autres, à cette distinction étrange que propose Lacan entre le réel et la réalité. Le réel serait le nom donné à cette matérialité brute, immédiate et originaire, chaotique ou inorganisée, à jamais oblitérée, pour l'être parlant, par la médiation du langage. Par opposition à la réalité, qui correspondrait au registre de la consistance, de la liaison et de l'homogénéité, par lesquelles l'articulation de l'image et de la parole, le sens, tamponne et recouvre cette inconsistance primordiale. Le réel est ce qui vient défaire les liens, les regroupements qui organisent la consistance des représentations, il nomme une irruption d'inconsistance dans le registre de l'intentionnalité, ce qui toujours, inéluctablement, inlassablement vient désagréger, battre en brèche, rebattre les cartes de tout savoir constitué, de la dimension même du compréhensible.

26/09/2016.