L'infini, négation de détermination, chaos, ou néant? conf. de M. Ch. Cadeau

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L'infini, négation de détermination, chaos, ou néant?

Conférence du 31 mars 2007

Marie-Charlotte Cadeau




-H.Cesbron-Lavau: Je voudrais vous dire quelques mots d'introduction et d'articulation par rapport au cheminement du séminaire au cours de cette année. Plus nous avançons, plus il m' apparaît à quel point la question de l'infini est inscrite dans l'écriture même. Je n'ai pu assister à l'excellent exposé de Perle Israel, mais j'ai pu l'entendre,  et ce que j'ai pu entendre c'est à quel point Cantor s'est trouvé aux prises avec cette écriture:  à l'endroit de l'infini, le mathématicien produit une lettre, ce huit couché que vous connaissez bien. Je vous signale que dans les éditions plus anciennes, il n'est pas forcément fermé, vous commencez le signe et il est ouvert. Donc un huit allongé, ouvert ou fermé
Quel signe est porté par cette lettre sinon celui de quelque chose qui ne peut s'écrire? A la différence du vide, il s'agit d'un lieu Autre. Que cette impossibilité de l'écriture se soit ensuite transformée en interdiction, c'est, dans les religions qui s"en sont fait les porte-parole, la conséquence logique de leur volonté de dire l'universel. L'impossible y prend alors la forme de la réponse où font  retraite les parents qui sont assaillis des questions de leur enfant: "Papa, pourquoi est-ce que les choses piquantes, çà pique?"ou encore "Papa, pourquoi est-ce que les parents çà sait tout?".
Infini actuel ou infini en extension posent la question du statut de cette lettre: S'agit-il d'une lettre qui est dans la série des autres lettres, infini actuel, ou qui a un statut à part, infini en extension? La lecture qu'on en fait n'est pas sans incidence sur le sujet, car c'est le lieu où la question se pose à Cantor. Comment, dans cette écriture fermée, dans son principe, l'écriture décimale qui devrait produire tous les nombres, comment surgit,du fait même de cette fermeture, un manque, une faille, qui signifie l'impossible d'écrire l'universel. Que l'écriture, le dire, soient incomplets, il n'y aurait pas de quoi en faire un drame, sauf peut-être pour celui qui s'inscrit, se repère, se reconnaît, tire son essence de ce qui s'inscrit de l'universel. Nous pourrions appeler celà une paresse de l'existence.
Si le mathématicien produit une lettre, le philosophe produit un concept. Et c'est ce dont Marie-Charlotte Cadeau va nous parler. Elle est agrégée de philosophie, elle anime ici un séminaire sur le "pas-tout", sur la question féminine, et aujourd'hui, elle a choisi de nous parler de "L'infini, négation de détermination, chaos, ou néant?"

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-Marie-Charlotte Cadeau :
Alors effectivement, je voulais vous parler d'un aspect, très limité bien sûr, de la question de l'infini en philosophie. Très limité, et encore vais-je essayer si nous en avons le temps, je l'espère, de déborder un tant soit peu sur la question théologique.
J'ai suivi, j'ai choisi de suivre le fil du concept d'apeiron,  peiras signifiant en grec limite, apeiron, c'est donc l'infini, dans les premiers siècles de la philosophie, à l'aube de la philosophie, et puis un peu plus tard, le retournement de ces significations, des significations du concept d'apeiron, dans un exemple extrême de la théologie du 13iéme siècle, Maître Eckhart, grand maître justement en  théologie négative. Ce choix s'est fait en fonction des questions que je poursuis, moi, sur la question féminine, et je dois vous dire que la richesse  de la réflexion dans tous ces siècles est si touffue et si complexe que je ne vais tirer que quelques fils, j'espère fondamentaux, mais pas forcément les plus faciles, en tous cas dans le but de mieux saisir les enjeux de Lacan.
D'autre part, pendant tous ces siècles, la réflexion mathématique s'est poursuivie, et parallèlement, chez les philosophes qui sont évidemment aussi mathématiciens à cette époque de l' Antiquité, mais, sauf quelques éléments, je laisserai celà de côté aujourd'hui. En revanche, comme vous allez le voir il est impossible de penser  l'infini sans rencontrer la question de l'Un, et donc ce travail est aussi une sorte de petit préliminaire pour ceux qu'intéresse la lecture du séminaire de Lacan, "...ou pire" notamment, car il est évident que Lacan avait en tête, non seulement le fameux dialogue de Platon, le Parménide, auquel il fait explicitement allusion, mais bien d'autres textes de cette époque.
Nous dirons pour commencer que ce que Kant, au 18ème siècle, - donc bien plus tard, dans une époque dont je ne parlerai pas, et qui évidemment mériterait un tout autre exposé de la question de l'infini en philosophie, -  ce que Kant appela au 18ème siècle "les antinomies de la connaissance" se déployaient déjà chez ceux qu'on a appelé les présocratiques, c'est à dire le fait que ce que nous connaissons d'une chose, ce sont ses limites. L'esprit pose la limite par les concepts, mais comme les opérations du mental sont, elles, illimitées, elles contestent toujours le bien-fondé de ces limites que se fixe la connaissance. Au-delà de chaque limite qu'y a -t-il?
Alors, l'infinité a effrayé les présocratiques déjà, parce qu'ils s'efforçaient d'appréhender l'univers dans sa totalité, mais aussi parce qu'ils se sont confrontés aussi tout de suite à la question du plus petit corps, du continu, de l'étendue, du temps, du mouvement, et comment les penser? Effectivement tous phénomènes qui sont énigmatiques. De plus, la question de la régression de l'effet à la cause s'est aussi posée sous l'angle de l'infini et du fini.
Alors, voyons quelques fils de ce tressage. Anaximandre de Milet introduisit pout la première fois l'exigence d'un principe d'infini pour le temps et l'espace du monde: apeiron, donc. Il semble qu'il entendait par là un élément infini qui embrasse tout, immortel et indestructible. Il admettait de même, comme d'ailleurs de nombreux philosophes présocratiques, l'existence de mondes innombrables qui se succédaient dans le temps. Parmi, également les philosophes de cette époque, Démocrite, Leucippe, qui sont connus comme atomistes, puisque Démocrite a inventé le terme d'atome, se trouvent dans cette même lignée de penseurs qui comme Héraclite, posent un flux continuel et infini pour toutes choses. Pour tous ces philosophes, donc les plus anciens, le concept d' apeiron est essentiel, mais sa problématique n'est pas encore aperçue. La bombe intellectuelle, vous la connaissez tous, celle qui va faire de l'apeiron un problème au sens philosophique, eh bien c'est effectivement la découverte des irrationnels par Pythagore, selon la tradition car il semble bien que cette découverte par Pythagore avait été faite bien avant lui par aussi bien les Egyptiens que les Indiens, ainsi que le théorème...hein?
- M.D : Et les Babyloniens...
-MCC: ...Et les Babyloniens aussi. Ainsi que le théorème qui porte son nom. Donc les Pythagoriciens découvrent qu'il existe une non-congruence entre le nombre et la grandeur géométrique. On sait quel personnage étonnant et mystérieux fut Pythagore, au 6ème siècle avant Jésus-christ, qui vécut à Crotone, en Italie. Nous n'avons que peu de textes directs de Pythagore, dont nous connaissons les oeuvres, ses idées et ses oeuvres, surtout à travers son disciple, Philolaos.  L'école pythagoricienne présente un double visage, elle cultive les mathématiques, fait avancer la médecine, la musique, l'astronomie, et elle est le point de départ d'une mystique philosophique liée aux propriétés des nombres. La découverte des irrationnels, que l'on appelle en grec d'un nom très intéressant, puisque c'est logoï alogou, le logos non logique, les logoï alogou. Cette découverte fut problématique et elle devait d'ailleurs rester secrète, les Pythagoriciens ne devaient pas dévoiler, parce que c'était vraiment un scandale, car ils croyaient, les Pythagoriciens, connaître l'essence de toutes choses au moyen de simples rapports numériques. Celà s'exprimait entre autres en musique, où Pythagore établit les rapports des hauteur de sons, la quarte, la quinte, l'octave, à l'aide de simples fractions, qui sont restées au fondement de notre système tonal, encore à l'heure actuelle.
Les Pythagoriciens concevaient la ligne comme une somme de points discontinus, et cette nouvelle découverte des "logoï alogou" venait contredire de façon flagrante cette intuition. S'ouvre alors un abîme, que va exploiter une autre école de philosophie, à laquelle évidemment Platon va avoir affaire, il va avoir affaire d'un côté aux Pythagoriciens, et de l'autre côté, l'autre grande école, c'est bien sûr les Eléates, fondée par le fameux Parménide, et dont le disciple est  Zénon d'Elée.
Revenons un instant encore sur le Pythagorisme. Nous remarquons au sujet du Pythagorisme, que les nombres pairs étaient pour eux infinis, et les impairs finis. Pourquoi? Ce n'est pas très clair. Ils arguent que l'addition des nombres impairs à 1 donne toujours des nombres carrés. Par exemple, 1 + 3 + 5 = 3 au carré. La question du pair comme infini nous allons peut-être la retrouver, vous allez voir, chez Platon, justement cà n'est peut-être pas sans rapport avec ce qu'a évoqué Henri Cesbron.
-V.Hasenbalg: Excuse-moi, tu peux répéter celà?
-MCCadeau: Les nombres pairs infinis. Il semble que si on additionne des nombres impairs, 3 et 5, et si on ajoute 1, on obtient toujours un nombre au carré. Je ne sais pas, je ne sais pas si vous savez saisir, pour les mathématiciens, en quoi çà donne un rapport à l'infini. Pour ma part, j'essaierai de l'expliquer plutôt par rapport à la suite, vous allez voir.
Alors, tous les nombres se composent donc de pair et d'impair. Que vous preniez n'importe quel nombre, il y a du pair et de l'impair,on peut le décomposer en pair et impair. Donc toutes les choses sont composées de fini et d'infini, de limite et d'illimité.  L'apeiron,  l'infini, est considéré comme une substance par toutes ces écoles, vous voyez, ce n'est pas simplement un nombre, mais c'est substantiel. Nous sommes évidemment là dans l'ontologie. Disons que apeiron signifie à cette époque trois choses: celà signifie sans limitation déterminée,ce qu'on ne peut pas vraiment saisir par un concept, mais qui a une substance, ce qui n'est soumis à aucune règle fixe, et ce qui est spatialement infini, en particulier au-delà de la voûte céleste, c'est-à-dire l'espace, et le temps.
Le maître-mot du pythagorisme, c'était l'harmonie comme vous savez, mais c'était un principe  surtout esthétique et éthique qui tendait à faire malgré tout de l'apeiron un mal. C'était quand même pas bon, l'apeiron! Il fallait le tenir par un concept, çà, c'est  une position qu'on pourrait dire grecque en général.
Les Eléates, l'autre grande Ecole, vont aller dans ce sens, en portant à l'acmé le principe dominant de l'ordre grec, c'est-à-dire la supériorité de la finitude sur l'infinitude. Le grand service que rendit l'Ecole d'Elée, ce fut d'avoir donné au concept d'être une forme abstraite, et surtout d'avoir affirmé l'unité de l'être. L'être est immuable et exclut tout mouvement et toute multiplicité. Çà c'est Parménide. Vous savez que Lacan exploitera la manière dont Zénon va tirer les conséquences de l'enseignement du Parménide en niant la possibilité même du mouvement, et par conséquent la réalité du monde sensible qui est illusoire. Je vous rappelle brièvement parce que vous l'avez tous lu dans Encore, la plus importante des démonstrations  de Zénon est fondée sur les difficultés que recèle le concept d'infini, justement. L'argument le plus connu rejette le mouvement; un corps en mouvement ne peut jamais franchir une longueur donnée puisqu'il doit avoir parcouru tous les espaces intermédiaires qui sont infinis en nombre, c'est ainsi que Achille ne rejoindra jamais la tortue - vous connaissez tous celà - si celle-ci a pris au départ une avance. De même la flèche qui vole est en repos puisqu'elle s'est trouvée à chaque moment de son mouvement en un lieu bien déterminé de sa trajectoire. Donc le mouvement est impossible et tout ceci est illusoire, c'est imaginaire. Le mérite impérissable de Zénon fut d'attirer l'attention sur la difficulté de la division infinie, et donc de l'étendue infinie aussi. Zénon est un disciple de Parménide. Son point de départ est la fixité du concept qui lui apparaît comme ce que nous appellerions nous le Réel. A partir de là, le mouvement du multiple comme je l'ai dit est imaginaire, au sens lacanien.
Avant d'aller plus loin et d'aborder la question platonicienne, ce sont des préliminaires, mesurons un instant pourtant le sens, pour la philosophie et pour nous lacaniens, de la question du Parménide, de Parménide, parce que du Parménide renverrait au dialogue de Platon dont je parlerai un tout petit peu dans un instant. Parménide, vous le savez, affirmait "l'être est, et le non-être n'est pas". Il n'y a que cette sphère immuable de l'être et tout le reste est imaginaire. Certes, l'être est pour Parménide une sphère homogène, parfaite et immuable. Mais, par ailleurs, Parménide affirme que l'être et la pensée de l'être sont le même. Or, si nous y réfléchissons un instant, cette dernière affirmation, c'est l'affirmation rationaliste qui va traverser la philosophie, puisque c'est affirmer le non-être comme objet d'un logos: le non-être n'est pas, mais vous le dites. Et donc d'une certaine façon, il reconnaît un être du langage,, une forme d'être au langage, et c'est ce que nous dira Lacan dans "...ou pire": " Il y avait déjà, nous dit Lacan, un pas franchi par Parménide, dans ce milieu" - je cite Lacan - "dans ce milieu où il s'agissait en somme de savoir ce qu'il en est du Réel. Nous en sommes tous là. Après qu'on ait dit que c'était l'air, l'eau, la terre et le feu", - vous savez les fameux quatre éléments de l'Antiquité - "il y en a un qui s'est avisé que le seul facteur commun de toute substance dont il s'agissait, c'était d'être dicible. C'est çà, le pas de Parménide. Mais "- je continue, toujours citation de Lacan, vous allez voir, surprenante - "mais le pas de Platon", - que je vais essayer de vous expliciter après - "c'est le cernage de ce qui fait béance dans le dire. En d'autres termes, Platon, pour tout dire, était lacanien". C'est la leçon du 15 mars 72.
Alors, je vais essayer de vous faire saisir comment j'ai essayé de comprendre en quoi Platon était lacanien .Pour ceux qui éventuellement assistaient à la conférence de Melman le vendredi 23 mars, je ne m'inscris pas en faux contre ce que dit Melman puisque Melman disait à peu près le contraire, mais en nuance, disons, par rapport à ce qu'il disait. Celà s'explique, ce qu'a dit Melman s'explique sans doute parce que Melman s'est appuyé fondamentalement sur le jeune Platon, celui du Phédon, du Banquet, etc. Je vous rappelle brièvement ce qu'il en est du jeune Platon. Dans le Phédon, enfin dans le Phédon, le Banquet, le Phèdre, et les dialogues qu'on dit aporétiques de la jeunesse de Platon, l'apport fondamental de Platon, c'est cette distinction entre...- qui évidemment est un soulagement - entre le sensible et l'intelligible. Il sépare, il se sépare de l'Eléatisme par le fait qu'il admet un certain être du sensible, être qui est un moindre être, proche du non-être, à tel point que l'on pourra dire que pour Platon, il dira: "le non-être est", contrairement à ce que dit Parménide. Mais en même temps, çà reviendra au même,comme vous allez voir, puisque ce sera aussi du dire, son être. L'être pour Platon, le jeune Platon, est avant tout dans l'intelligible, dans ce qu'il appelle  le monde des Idées des eïdos. Le monde sensible n'est pour Platon, - ce que nous appelons la réalité, ce qui nous entoure -  n'est qu'une image de ce monde intelligible, et il ne s'explique, ce monde sensible, que par l'action de l'idée, la eïdos suprême, qui est l'agatos, le Bien, qui est cause à la fois de l'existence des choses qui nous entourent et qui en permet la connaissance. Donc les eïdos, ce sont les concepts. Le monde sensible participe de l'intelligible - le concept en grec c'est metaxein, la participation - il participe du monde intelligible. Ce concept en effet assez énigmatique,, je vais vous expliquer - qu'y a-t-il par exemple dans ce monde des Idées, des eïdos? Platon, qui est alors fidèle à Socrate, y met surtout les concepts d'attributs, par exemple le juste, le bon, le pieux, tous les titres des dialogues aporétiques de la jeunesse de Platon. Qu'est-ce que le beau? Qu'est-ce que le pieux? Qu'est-ce que...etc. Par exemple, si je dis que la table est belle, c'est qu'elle participe de l' Idée de beauté.  Il mettra aussi dans ce monde des Idées, un certain nombre de concepts d'objets fabriqués, par exemple justement la table: il y a cette table là qui est sensible, mais cette table là sensible, elle n'existe que parce qu'il y a au ciel des Idées  la table, le concept de table sur lequel l'artisan qui a fabriqué cette table a fixé son mental, il s'est fixé mentalement sur l'Idée de table pour fabriquer la table, voilà.
A cette époque donc du Phédon et du Banquet, une chose qui est belle ou bonne s'explique par cette participation, qui est aussi une imitation, mimesis, metexein et mimesis, des concepts qui sont au ciel des Idées qui sont des Uns, les eïdos sont des Uns, fixes, limités et éternels, bien entendu. Par exemple si je dis cette table est belle, nous pouvons dire que la Beauté qui est au ciel est  indépendante, elle est Une et indépendante de toute relation. C'est un concept unique et indépendant de toute relation, et tout ce qui en dehors d'elle est appelé beau, une belle jeune fille, une belle marmite comme s'amuse Platon dans son dialogue sur le Beau, dans le Phèdre, il s'amuse beaucoup: est-ce que je peux dire qu'une marmite est belle, qu'une jeune fille est belle, pourtant c'est le même mot, il s'amuse beaucoup avec çà. Tout ce qui est dit beau n'a aucune beauté en soi, en fait, mais résulte uniquement de la participation à l'Idée de Beauté. Une chose n'est jamais belle en elle-même, mais seulement par participation à l'Idée. La cause, qui est au ciel, dans le monde des Idées, agit ou n'agit pas et l'effet n'est qu'une manifestation fragmentaire, multiple -dans la réalité- changeante, infinie, on retrouve le concept d'apeiron, infinie, de la chose réelle qui elle est au ciel et qui elle est unique.
Mais en fait, les difficultés de cette conception, et le désir qui va se faire jour petit à petit chez Platon de sauver l'expérience sensible, parce que vous voyez bien que ce monde sensible - vous connaissez tous le le mythe de la Caverne, de la République - nous sommes là dans la caverne, la réalité c'est une caverne, ce sont des ombres. Et petit à petit chez Platon va se faire jour le désir de sauver le monde de l'expérience, le monde sensible, voire de fonder une physique. Il ne peut pas avec cette conception première. Donc Platon va avancer beaucoup dans ses conceptions au cours du temps et notamment dans le fameux dialogue le Parménide, il va remettre en question ses propres conceptions. Le Parménide, que Lacan commente dans  le séminaire "...ou pire" est une remise en question de ses propres conceptions, il passe au crible ses propres conceptions, c'est une auto-critique.
Alors je vais essayer d'être assez brève là-dessus pour arriver à un concept qui m'intéresse particulièrement. D'abord, il va souligner les difficultés de cette participation, cette metaxein. Par exemple, dit-il, si on suppose que c'est l'eïdos toute entière, par exemple tout à l'heure je disais la Beauté, qui est participée, qui sort d'elle-même, alors elle abdique son unité pour se faire multiple et infinie dans la réalité. Comment on se débrouille avec çà? Si on insiste sur l'idée que la metaxein est une mimesis, donc une imitation du monde intelligible, alors pour rassembler le modèle, la belle table, pardon! L'Idée de beauté, et sa copie la belle table, la belle jeune fille, la belle marmite, etc. il faudra supposer une autre forme référente, c'est le fameux argument que vous connaissez qu'on appelle du troisième homme, s'il y en a deux, alors il va en falloir un troisième qui va faire référence, et ainsi de suite à l'infini, puisque si j'en prend un troisième, il en faudra un autre qui fera encore référence, et référence, et référence, et ainsi de suite à l'infini, nous entrons donc dans le chaos qui affecterait le monde des Idées elles-même. Voilà quelques arguments avancés par Platon lui-même contre sa propre doctrine. Donc nous sommes acculés à une chose redoutable si nous tentons de conférer de la réalité au sensible - nous, nous dirions du Réel - au sensible, le monde intelligible devient chaotique par infinitisation; il devient donc inconnaissable, et si nous refusons ces conséquences, c'est le sensible alors qui lui n'étant pas intelligible devient inconnaissable. Nous sommes effectivement dans une pensée circulaire, ce que disait Melman. C'est soit l'un soit l'autre qui est inconnaissable mais nous ne nous en sortons pas; soit c'est le sensible qui devient multiple et apeiron, infini, donc inconnaissable, immaîtrisable par le concept, soit c'est le monde intelligible lui-même qui devient apeiron et inconnaissable.
-M.D. Deux infinis.
-MCCadeau: Oui, dans ce sens là, il y aurait deux infinis. Mais dans tous les cas, apeiron pour Platon veut dire inconnaissable, que le concept ne peut pas maîtriser, le concept est la maîtrise bien sûr.
Donc, cette circularité, on ne peut pas dire que Platon ne s'en est pas aperçu. Il le dit explicitement. Aussi bien le Platon de la maturité et de la vieillesse essaya sinon de combler l'abîme qu'il avait lui-même creusé, du moins de jeter un pont autre que celui de la participation de l'inférieur au supérieur, c'est-à-dire du sensible à l'intelligible. Alors, je ne vais pas m'engager dans un commentaire du Parménide, peut-être que j'aurai l'occasion de le faire dans un séminaire, mais seulement évoquer ce qu'on appelle la quatrième hypothèse du Parménide, qui est celle qui établit au plus près - Le Parménide, n'est-ce pas, c'est la maturité de Platon, ce n'est pas encore la vieillesse, c'est la maturité, c'est le moment critique - dons la quatrième hypothèse qui établit au plus près le chemin futur de Platon. La question de Platon est: que résulte-t-il pour tout ce qui est Autre que l'Un? Platon introduit le concept d'Autre, tout ce qui est Autre que l'Un, si l'Autre n'est cependant pas privé de l'Un, c'est-à-dire si on peut trouver à l'Autre néanmoins quand même des limites. Qu'est-ce que celà signifie? Celà veut dire que  Platon se propose de trouver quelles sont les formes intermédiaires entre l'Un et l'infini,quel est  le nombre des Uns, des choses conceptualisables et des concepts, qui vont de l'Un à l'infini. Chacun de deux termes, l'Un et le multiple, multiple que désormais Platon va nommer l'Autre, enferme en soi l'Autre que soi. De là une limitation réciproque,  - vous allez voir çà va s'éclairer - c'est-à-dire que ou bien tout s'absorberait dans l' Un de la réalité intelligible sans qu'il y ait de multiplicité, ou bien serait multiple sans être jamais un, c'est ce qui se passait dans sa première théorie, ce qui faisait d'eux deux inconnaissables. Maintenant, autrement dit il s'agit de faire que le multiple ne soit plus un apeiron au sens d'indéterminé, mais qu'il participe de l'Un. Ainsi - je vais expliquer - ainsi par exemple il faut introduire l'unité immobile de la forme dans le sensible, il faut reconnaître qu'il y a de l'immobilité du Un, de la limite dans le sensible déjà, avant le concept, et qu'entre les concepts, il y a non pas des Idées qui soient complètement indépendantes les unes des autres, comme dirait Leibniz plus tard des sortes de monades qui sont des Uns en tant que tels mais qui ne participent pas entre elles - alors justement Platon va introduire le fait qu'il y a des relations entre les Idées, donc qu'il y a de l'Autre entre les Idées, et qu'il y a de la limite déjà dans le sensible. Vous voyez, il bouleverse complètement la donne. Maintenant, il y a de la limite et de l'illimité dans le sensible comme dans l'intelligible. Le concept n'apparaît plus comme une unité qui n'existe que par elle-même, les Idées participent les unes des autres. Pour utiliser les termes de l'époque, il y a donc du mouvement, de la mobilité, donc des relations, de l'Un et de l'Autre dans les Idées comme il y a de l'Un et de l'Autre dans le sensible;  ce qui effectivement va donner tout à fait autre chose, et le travail du philosophe est d'arriver à construire ce réseau d'Un et d'Autre, auquel Platon va consacrer tous ses derniers dialogues. Je passe sur tous les développements, les recherches de Platon pour établir cette dialectique nouvelle de l'Un et de l'Autre, - qu'il écrit avec un A majuscule. Pour poser la question: si tel était seulement le dire de Platon, serait-il quand même lacanien?
Platon, dit Lacan en juin 72, dans "...ou pire"  à la fin du même séminaire,  Il dit ceci: "Platon, cest celui quand même qui a avancé la fonction de la dyade - je vais vous expliquer ce que c'est - comme étant ce point de chute, là où tout passe, là où tout fuit... et le fait que la dyade soit le lieu de notre perte, le lieu de notre fuite - répète-t-il - c'est bien parce qu'il est là comme nous tous - Platon -    plongé dans ce seul supplément, la différence qu'il y a entre le supplément et le complément." ( ...ou pire, ALI p173)  De quoi Lacan parle-t-il? Je vais essayer de vous dire ce que j'ai compris.
Dans un des derniers dialogues de Platon, le Philèbe, consacré à savoir si le Souverain Bien de l'homme consiste dans le plaisir, c'est le thème du dialogue, Platon se propose de chercher en combien de genres, genos, - c'est le terme qui va avoir, disons, une histoire un peu compliquée par la suite - genos, on peut répartir toutes les existences qui sont réparties dans le tout, il maintient effectivement cette idée du tout, l'examen porte sur la limite et l'infini, peiras, apeiron, vous voyez nous poursuivons le fil. Or, le premier abord de l'infini dans ce dialogue, c'est ce qu'il appelle la dyade du grand et du petit auxquels Melman a fait explicitement allusion. Alors qu'est-ce que c'est que cette dyade du grand et du petit? D'abord, c'est le fait qu'il y a une oscillation illimitée des phénomènes de grandeur, d'intensité, de vitesse. Le plus ou moins grand, où est-ce que vous allez mettre le curseur? Le plus ou moins chaud, qu'est-ce que vous allez nommer chaud? Qu'est-ce que vous allez nommer froid? Où est le curseur? C'est toujours relatif. C'est pour celà que je pense que la question du père était déjà en liaison avec celà. C'est-à-dire qu'effectivement où est-ce que vous allez mettre la limite? Vous dites c'est chaud, mais c'est chaud par rapport à quoi? Il n'y a pas un chaud absolu. Alors le plus ou moins grand, le plus ou moins chaud, le plus ou moins fort, etc. C'est donc ce que Platon avait appelé la dyade du grand et du petit. Mais là, ici, la limite qui arrêterait l'oscillation de la variable, nous dit Platon, ce serait une mesure, un nombre, qui ramènerait à l'unité et introduirait la proportion et l'harmonie. La vraie limite, c'est donc l' Un. L' Un, l' Idée suprême, l' Idée qui est au dessus pour Platon de tous les autres concepts, qui est au fondement  même de toute relation.
La vraie limite c' est donc l'Un, et en rapport avec l'infini .C'est pourquoi ce sera pour Platon la dyade de l'Un et de l'infini, l'infini en tant que principe de multiplicité, donc l'Autre comme principe aussi de la diversité, donc ce qu'il y aurait comme grandeur à nombrer, il fait bien appel  à la question du nombre, mais il ajoute quelque chose - et c'est ce quelque chose qui m'a particulièrement intéressée - et la Khôra. Alors là! Qu'est-ce que c'est que ce truc?
La khôra, c'est un concept qui apparaît dans le dialogue du Thimée. C'est un signifiant énigmatique dont je vais vous parler dans un instant. Parce qu' effectivement on peut dire que Platon, avec la question de la dyade du fini et de l'infini, il voit bien qu'il faudrait nombrer, que la limite soit introduite par un nombre, mais il ne s'en sort pas encore, si je puis dire, de la circularité. Sauf que quand même, il introduit la question de l'infini ici dans un sens particulier. J'y viens. Je vous dirai quand même ceci: là où Melman faisait remarquer la circularité conceptuelle à propos de la dyade, Lacan souligne, hein? Est-ce qu'il s'en sort ou est-ce qu'il ne s'en sort pas? Lui, Lacan, il dit que Platon s'en sort, parce que premièrement çà ne lui a pas échappé cette circularité, et que deuxièmement en introduisant l'Autre dans l'opposition limite-infini comme dyade de toutes choses, aussi bien du monde intelligible que du monde sensible, il marque là une dissymétrie, il rompt ou tente de rompre l'indéterminé, la circularité de la dyade, en faisant valoir,comme Lacan l'a fait lui-même dans le séminaire du 11 avril 56; Il y fait référence Lacan, il dit "Comme je l'ai fait valoir le 11 avril 56" il nous renvoie au clos et à l'ouvert, il nous renvoie - on pourrait traduire - à du symbolique et à du réel. C'est-à-dire que pour Lacan, cette dyade n'est pas une circularité, mais quelque chose qui justement fait exploser la binarité. Et on comprend pourquoi les pythagoriciens avaient eu cette intuition que le binaire était l'infini, parce que c'est circulaire. Moi je pense que c'est ce que les pythagoriciens avaient pressenti, c'est qu'il y a une circularité dans le binaire, voilà! Le grand le petit, tout ce que vous savez, et justement la question de la dyade. Mais à partir du moment où vous dites la dyade du fini et de l'infini, pour Lacan vous introduisez autre chose.
Alors, pour Lacan, cette fuite, puisque Lacan dit que c'est une fuite, une fuite du sens, évidemment le réel, c'est la fuite du sens, nous le savons bien, c'est le hors sens le Réel. Cette fuite du sens dans le langage, il se trouve qu'elle se repère singulièrement dans le dialogue le Thimée, dans ce signifiant difficile, ce signifiant de khôra.  Thimée est, vous le savez, un dialogue qui, pour le dire très vite, décrit la création du monde. C'est donc un dialogue qui pourrait appartenir au discours mythique, s'il ne cherchait justement à dépasser aussi l'opposition  du discours logique et du discours mythique. Il y a çà aussi chez Platon, essayer de dépasser cette opposition. Le programme du Thimée est bien de parcourir le cycle du savoir sur toute chose, et sa fin est encyclopédique. Il doit marquer le temps  d'un logos au sujet de tout ce qui est, genèse en quelque sorte. C'est donc bien une ontologie générale, tout en traitant de tous les types d'êtres. Elle comporte une théologie, une cosmologie, une cosmogonie, une physiologie, une psychologie, une zoologie, etc, et  s'il maintien la distinction du visible, vivant, sensible du monde et du monde intelligible,  il introduit entre les deux - entre les deux -  le discours sur khôra.  Evidemment pour nous c'est intéressant puisque çà résonne comme corps, et comme le prénom féminin, khôra, qui est un espace vide, disons une ouverture béante, ce qu'on appelle un chasme, pas un chiasme mais un chasme.
Une lecture rapide et superficiel pourrait laisser croire que khôra désignerait tout simplement la matière, la matière de base indéterminée à partir de laquelle le demiurge, qui est l'image sensible de Dieu, sorte d'ouvrier qui va construire le monde à l'image du Dieu intelligible, càd du Un, du Dieu Un, cet ouvrier fabriquerait le monde à partir d'une matière. C'est la lecture superficielle qui en a été faite malheureusement par Aristote. Or, jamais Platon ne confond khôra et hylé, la matière, jamais Platon ne dit que khôra c'est la hylé. Il maintient ce concept, il n'y a aucune assimilation. Evidemment c'est plus facile à lire si on dit: c'est la matière et puis voilà! C'est tout de suite résolu, il prend la matière, il prend les Idées, et puis il fait le monde! Mais c'est pas çà, justement. Le terme de khôra est rapproché par Platon lui-même de decomenon, ce qui veut dire réceptacle en grec. Et aussi bien khôra est-il traduit par le terme de réceptacle le plus souvent. Réceptacle, c'est déjà autre chose, sans que celà soit un sens dit propre. Khôra semble désigner donc un lieu, un emplacement, voire une région, - quand on sait que la région c'est aussi un terme mathématique c'est intéressant -  je dis bien sans que ce sens soit présenté comme propre, ni d'ailleurs une métaphore, car Platon semble déjouer l'opposition classique sens propre, sens métaphorique. Platon à travers le terme de khôra semble vouloir déjouer la logique de la binarité. Aussi bien avance-t-il tout de suite que khôra appartient à un triton genos, un troisième genre, ni sensible, ni intelligible Elle est Autre, -on dit elle pour khôra, on la féminise!- elle est Autre que l'ordre de l'intelligible, ce n'est pas un eïdos, ce n'est pas une Idée, mais elle en participe de façon - c'est le terme de Platon - embarrassante, aporétique, l'aporie vous savez que c'est le mur que l'on rencontre dans la raison, dans le raisonnement. Elle est pourtant sans forme sensible, elle est invisible, amorphon, sans forme, c'est le terme du Thimée. Elle tient du sensible mais elle n'est pas sensible, elle n'est définie que par la négation, ni sensible, ni intelligible, sans forme, invisible, elle n'est pas un eïdos pourtant. Le discours sur khôra ne procède pas -c'est toujours Platon qui le dit - du logos légitime, mais d'un raisonnement bâtard, logos noto, ce qui veut dire bâtard, qui s'annonce comme dans un rêve, - rêve - ce qui peut le priver de lucidité, mais lui conférer aussi un pouvoir de divination. C'est aussi pourquoi il semble que la question de khôra ait fait partie de l'enseignement ésotérique de Platon. Vous savez qu'il semble qu'il y ait eu un enseignement oral de Platon qui n'ait jamais été écrit, et dont Aristote nous parle. Mais çà c'est écrit dans Thimée, mais il semble que khôra il en ait dit plus dans son enseignement ésotérique. Khôra serait le réceptacle où l'action de l'intelligible devient capable de donner naissance au sensible. Elle n'est pensable ni en terme de qualité, ni en terme de quantité, mais elle est le lieu où surgit la possibilité de se qualifier par exemple dans le feu, l'eau, la terre, l'air, etc. et l'aptitude à se quantifier dans ces matériaux. Vous savez que le vieux Platon, le Platon de la maturité, s'efforcera de donner à ces matériaux des nombres et des figures géométriques, la matière elle-même sera  réduite par Platon à des figures géométriques, essentiellement des triangles et des polynômes, des cercles aussi.
Donc elle est le lieu de l'aptitude à recevoir toutes les marques, les configurations, c'est pour celà qu'on l'appelle aussi un porte-empreinte, mais c'est un porte-empreinte - de l'intelligible, les empreintes proviennent de l'intelligible, toujours, mais la khôra reste vierge - c'est pourquoi c'est un lieu, mais un lieu  qui reste néanmoins vierge. Vous voyez c'est un concept vraiment difficile à penser. On pourrait peut-être dire qu'il y a dans ce lieu un "çà se donne", il y a quand même quelque chose qui se donne puisque c'est un porte-empreinte mais qui reste vierge, qui est nécessaire pour que l'intelligible puisse se faire sensible, et un "çà se donne" tout en se soustrayant puisque l'empreinte ne reste pas. Et - rapprochement osé , mais qui est aussi fait par Jacques Derrida - qui évoque aussi à ce propos le "Es gibt" allemand, le "çà se donne" que l'on va retrouver dans la théologie négative et qui pour nous analystes, pointe bien vers le lieu du Réel.
Bien sûr, la métaphore de la mère et de la nourrice à propos de khôra se trouve dans Thimée. Aussi bien ne serons-nous pas étonnés de voir Platon souligner de khôra, et de la mère donc, qu'elle est agitée, secouée par la force des schèmes, skhêmata en grec, qui viennent de l'intelligible, qui l'emplissent sans pourtant la modifier, et qui en fait donc un lieu de chaos infini.
Khaos, khaïro, nous arrivons ici à la signification la plus ancienne connue de ce terme, khôra, khaos, khaïro, et là-dessus, on peut faire confiance à Heidegger, il connaissait parfaitement le grec,  khaïro: qu'est-ce que c'est? Le baillement, le béant, ce qui se fend, et que l'on retrouve dans la théogonie d'Hésiode, où c'est l'abîme qui s'ouvre. En tant qu' analystes nous sommes tentés de voir dans ce baillement l'image même de cette grande gueule de la mère qui s'ouvre pour réintégrer au besoin ses enfants, si la limite -  par ailleurs explicitement nommée père par Platon,  dans le Thimée, il nomme peiras le père - ne venait s'y inscrire, mais pour Platon sans y laisser de trace, c'est assez curieux. Nous, nous disons le phallus qui va venir tenir la grande gueule de la mère, et pour Platon,  oui, peiras vient s'y inscrire mais çà ne laisse pas de trace, c'est étrange comme formulation. Ne peut-on y entendre - c'est ma proposition, à partir de ce que dit Lacan de Platon, qu'il était lacanien - l'aperception par Platon de ce que le logos, sous la forme de la demande bien entendu, vienne creuser cette béance dans le Réel, ce trou qui n'est pas seulement de l'ordre de l'Imaginaire comme nous savons, mais bel et bien la réponse active - vous voyez je fais résonner cette réponse active avec le Es gibt - la réponse active du Réel au Symbolique, qui leur assure leurs consistances réciproques. On peut même dire que c'est précisément ce que Derrida et Heidegger ne saisiront pas, cette question du trou, bien qu'ici, à certains égards, surtout Derrida ait été si proche de Lacan concernant la question des rapports de la langue et du logos. Ce sur quoi je m'appuie également pour dire celà, c'est que dans une intervention de 75,  Lacan, à la fin des Journées des cartels nous dit ceci: "La découverte de l'analyse, c'est, quoique l'être et le non-être soient la même chose" - puisque le non-être çà existe puisqu'on en parle -  "il faut qu'il y ait un trou qui fasse tenir le tout ensemble. Chaque fois que nous avançons un mot, nous faisons surgir du néant, ex nihilo, une chose". Et il me semble que ce que Platon appelle ici infini de khôra, c'est cet ex nihilo, tout au moins il en a une certaine aperception. C'est pourquoi il peut dire aussi qu'il n'y a  pas d'empreinte, c'est toujours un ex nihilo.  Naturellement  c'est une aperception, je ne dis pas que... On voit bien comment Lacan -je trouve çà extraordinaire -  comment Lacan se sort de toute cette ontologie par la question du trou, et qu'il y en a une certaine aperception chez Platon, naturellement il ne va pas jusqu'au bout, sinon il aurait inventé le noeud borroméen! Mais il a une certaine aperception de ce trou, me semble-t-il, qui le fait sortir de cette opposition de l'être et du non-être. Voilà ce qui pour moi semble éclairer ce que Lacan dit dans "...ou pire" à propos de Platon.
Vous êtes peut-être fatigués? Vous souhaitez peut-être qu'on s'arrête? C'est comme vous voulez, je peux continuer sur la théologie négative, la question du passage, çà dépend si vous le souhaitez ou pas.
ND: Cà mérite peut-être une autre conférence? Il y a déjà beaucoup de choses. C'est passionnant. Merci, merci.
H.Cesbron-Lavau: Il y a peut-être des questions?
X: le logos? Le langage et le logos?
MCCadeau: Sur le logos? Le logos, Il est  fondamentalement dans l'intelligible, mais Platon va reconnaître qu'il y a une réalité du logos, puisqu'il y a des mots,  et que les mots, c'est toute la question du langage.. C'est un point que je n'ai pas traité là. Le logos est évidemment d'abord le concept, mais Platon va tomber bien sûr sur la question des mots, et donc il y a une réalité sensible du logos, ce qui va l'obliger à mettre aussi de la limite dans le sensible, non seulement dans la matière, mais de par le langage lui-même puisque le langage est une réalité sensible. C'est pour celà qu'il va faire jouer tous les genres dans les deux, les deux...Pardon?
V.Hasenbalg: Marie-Charlotte, merci, merci. Pour moi, qui ne suis pas philosophe, maintenant j'ai une petite idée. Quand  j'entends Platon jeune, vieux, mûr, dans la maturité, il devient quelqu'un plus proche. Tu nous a fait un parcours formidable. Et surtout autour de cette question de l'infini qui nous travaille, en tant que lacaniens…
M.C.Cadeau: Oui, bien sûr
V.Hasenbalg:  Je t'ai écoutée attentivement, et je perçois une congruence avec ce qu'on peut faire du côté mathématique, ce qui est surprenant.
M.C.Cadeau: Oui, alors çà, çà m'intéresse beaucoup.
V.Hasenbalg: Oui, c'est impressionnant, notamment  pour la question des irrationnels, ce que tu as évoqué chez les grecs. Perle nous a expliqué l'autre fois comment Dieudonné, le grand mathématicien qui faisait partie du groupe Bourbaki, qui a dit « Heureusement il y a eu  Frankel, pour nous permettre justement de nous débarrasser de l’hypothèse du continu, ce qui est intéressant, bien sûr, quand on se pose la question de la féminité et du Réel, parce que on sait bien que si on fait l'économie du Réel, de l'impossible...
Ce qui m'a le plus surpris, ce qui résonne pour moi dans cette histoire de khôra… tu sais ce que j'entends là, c'est le  pot de moutarde,  les pots troués, qui sont chez Lacan quelque chose qui revient constamment. Je m'excuse pour ceux qui ne sont pas familiarisés, mais pour ceux qui ont travaillé les séminaires c'est quelque chose qui revient tout le temps chez Lacan. Par exemple, dans "D'un Autre à l'autre" qu'on a travaillé l'été dernier, il y a les pots troués, à  l'intérieur desquels on va mettre des objets dans les tombes des personnages de l'Antiquité, et Lacan va parler de ces trous dans les pots, en parlant du signifiant, c'est par là que sortaient les signifiants, et c'est dans ce réceptacle qu’ils dessinent un trajet. J'ai envie de dire ils dessinent un trajet, parce que je suis fascinée par la bouteille de Klein. Il y a dans la bouteille de Klein cette image d'un cylindre par où çà circule et qui va faire un drôle de tour pour se rejoindre lui-même. C'est  une façon de résoudre la question du trou mais d'une façon particulière qui est celle de la bouteille de Klein. Je ne peux pas m'étendre là-dessus mais en t'écoutant, je trouve que ce que tu dis est pertinent pour moi avec les issues, les réponses de la topologie.
M.C.Cadeau: Tout à fait. C'est d'ailleurs étonnant comment Platon, justement dans ce passage par khôra va essayer de montrer que ces empreintes sont absolument mathématiques, ces nombres et ces figures géométriques. Il y a toutes sortes de calculs vraiment extraordinaires sur les triangles, les polygones,pour essayer de ramener la matière à de la... à une topologie, on ne peut pas dire autrement. Et jamais il ne dit hylé, jamais il ne dit matière.
M.De Lagontrie: Et Aristote?
M.C.Cadeau:  Cà va simplifier. Aristote parait simple à côté, je trouve. Celà ne diminue pas la pensée d'Aristote, il va introduire des choses tout à fait subtiles au niveau de la logique, mais de ce point de vue là Aristote est plus simple, de ce point de vue là.
X: Vous avez eu une très jolie expression tout à l'heure pour opposer discours logique à discours mythique. Comme vous connaissez très bien le grec, il doit y avoir une traduction, je m'explique, j'ai réalisé à ce moment là seulement, je ne dois pas être doué, que logos et logique c'était à peu près la même racine. Du coup, pour opposer discours logique et discours mythique, par quel mot vous traduisez discours?
M.C.Cadeau: par logos. Logos logos! De même que lorsqu'il parle des irrationnels, il dit logoï alogou, on peut très bien redoubler le terme, logos logou.
X:  Alors il y aurait le logos, la connaissance et puis le reste, le logos mythique, le Réel?
M.C.Cadeau: Le logos mythique qui deviendrait le Réel?
X: je veux dire simplement que, si vous acceptez une espèce d'identité entre logos et logique, à ce moment là, alors le discours mythique çà serait le Réel.
M.C.Cadeau: Alors ce serait une imaginarisation du Réel. On pourrait tout à fait dire, -ce qui s'est toujours dit d'ailleurs, enfin, c'est surtout ce que disait Aristote - que là où la philosophie employait le mythe, Aristote critiquait beaucoup, chez Aristote, il n'y a pas de mythes. C'est justement lorsque la philosophie rencontrait du Réel, ce que nous dirions nous en nos termes, c'est à dire quelque chose qu'elle ne peut plus dire, il n'y a plus de concept pour dire, celà irait dans votre sens, on emploierait l'Imaginaire pour parler du Réel, ce qu'on fait souvent d'ailleurs. Mais en même temps je trouve que Platon essaie de dépasser même cette opposition. Je ne dis pas qu'il y réussit, je dis que c'est une tentative, il dit: troisième genre.
X: Petite question subsidiaire, qui n'a pas de rapport tout à fait direct, mais profitant de votre connaissance de la philosophie et du grec. Dans la controverse rigolotte entre Lacan et je ne sais plus qui, à propos de la phrase de Jean "Au commencement était le Verbe". Il y en a un qui dit de varim(?), un qui parle en hébreu, et l'autre qui dit non, ce serait logos, le discours. Vous comment vous auriez traduit la phrase grecque, "Au commencement était le Verbe"?
M.C.Cadeau: Je ne sais pas. Alors là, vous me posez une colle! Qu'est-ce que je mettrais en français? Au commencement, on serait tentés nous de dire la lettre.
X:C'est le séminaire dans lequel Lacan dit on ne pourra pas discuter sérieusement tant qu'il n'y aura pas une faculté de théosophie... J'ai posé la question à un théologien qui m'a répondu, vous n'avez rien compris. Ce n'est ni le Verbe, ni le langage, à cette époque de l'histoire, c'était le Saint-Esprit, le logos correspond à  ce que à cette époque de l'histoire on appelait le Saint-esprit.
M.C.Cadeau: Alors c'est intéressant parce que dans la théologie, à quoi correspond l'Esprit Saint la question se pose. Chez Maître Eckart, il pose vraiment la question. Mais pour nous, je pense, vous savez,  à ce que dit Lacan dans RSI,  la question de ce trou primordial qu'il appelle aussi l'Urverdrangung. De ce Ur surgit quoi? La lettre. C'est ce que dit Lacan dans RSI. De l'ex nihilo, surgit la lettre. Toute création est lettre. C'est problématique, effectivement
V.Hasenbalg: C'est une question d'étymologie. Logos et Ratio, ils ont ce double sens qui renvoie à  la pensée et au nombre.
M.C.Cadeau: Absolument, ratio c'est le calcul. A l'origine c'est la petite pierre, qu'on mettait dans les sacs pour compter les animaux du troupeau? Comment? Logos, non, parce que en grec, il y a deux termes, arythmos pour les nombres, et logos pour le discours, pour les mots, etc.
V.Hasenbalg: Et les irrationnels?
M.C.Cadeau: Les irrationnels: logos alogou. Mais effectivement, tu as raison, en grec, logos peut aussi désigner le nombre, tout à fait. Il y a arythmos, mais on peut dire aussi logos.
V.Hasenbalg: De même qu'en latin, ratio, renvoie au nombre.
M.C.Cadeau: Très juste..
Y:  Une question, si khôra, c'est un lieu sans empreinte, un porte-empreinte sans empreinte, mais si on ne sait pas que çà a déjà eu lieu, comment est-ce qu'on peut dire qu'il y a une  répétition?
M.C.Cadeau: Très juste. Bonne question. Comment on sait que çà a déjà eu lieu? Alors, il faudrait vérifier la question de la mémoire, mais dans mon souvenir il ne parle pas de...,.il insiste au contraire sur le toujours vierge. Ce qui fait que certains philosophes ont pensé qu'on pouvait assimiler khôra à l'espace, mais, mais je pense que c'est pas çà.
V.Hasenbalg: Il y a un trajet, un parcours. Si on prend la bouteille de Klein, il y a ce trouage qui dessine une parcours qui vient se rejoindre. Ce qui reste, c'est cet objet topologique qui est la trace qui reste d' un certain parcours du signifiant. Le signifiant peut être quelconque, ce qui reste, c'est la possibilité d’un parcours, s'il y a raboutage.
M.C.Cadeau: C'est çà. Ce qui fait que la mémoire ne commencerait qu'avec la production de ce qui sort de khôra, c'est à dire des éléments, qu'ils soient mathématiques, ou littéraux, ou la matière elle-même.
H.Cesbron-Lavau :  N'allez pas trop vite!
V.Hasenbalg: Mais oui, dans le séminaire de cet été tu as le grand A ici et le grand A là, et les signifiants de la demande. On peut voir comment le trou de la demande fait comme un entonnoir et qui va rejoindre ce bord du grand Autre et celui-là, ce sont le même, mais seulement inversés...    M.C.Cadeau: Je trouve çà très intéressant.
V.Hasenbalg: S'il n'y avait pas d'inversion, dans les deux extrémités de la trique creuse, on reviendrait au tore. Alors, qu'il y ait ici la série des signifiants qui a servi pour le mouvement, pour reprendre ta métaphore du mouvement, il ne reste de ces signifiants que le tracé topologique. Tout est dans le raboutage, si raboutage il y a. Parce qu'on peut rester dans la logique infinie de la demande. Enfin, c'est comme çà que j'entends ta khôra.

Henri Cesbron-Lavau: Merci beaucoup, Marie-Charlotte. Je crois que çà nous a permis d'abord de parcourir une variété très riche des différentes étapes de la philosophie grecque, et puis de bien mettre en évidence ce que Lacan a apporté le trou comme ce autour de quoi les choses s'articulent et ce trou, je suis d'accord, ce trou est structuré. Voilà. Merci beaucoup.
Je termine par quelque petites annonces que je prends dans l'ordre du plus lointain vers le plus proche: le 23juin, dans la cadre du séminaire; "questions d'infini à partir de quelques bricoles cliniques", avec M Czermack., le 24 mai, ton séminaire,  à 21h, l'établissement par Lacan des formules de la sexuation, à partir de la logique d'Aristote, et enfin, le mercredi 25 avril, je tiens un atelier de topologie qui est ouvert, à 21h15, et actuellement nous travaillons sur la bouteille de Klein et la surface de Boyle On peut apporter des ciseaux, du papier du scotch, on travaille justement ces articulations.