L’impossible médiation entre fini et infini (Docte Ignorance, N. de Cues), par J.P. Hiltenbrand


L’impossible médiation entre fini et infini
Conférence de Jean-Paul Hiltenbrand[1]

Henri Cesbron Lavau :
Nous avons le plaisir, aujourd’hui, d’accueillir Jean-Paul Hiltenbrand. Pour l’introduire, il est psychiatre et psychanalyste, il a fondé l’École Rhône-Alpes qui est l’école de l’Association lacanienne internationale dans cette région et Jean-Paul a également publié récemment : Insatisfaction dans le lien social, chez Eres. Le sujet d’aujourd’hui n’est pas spécifiquement sur Cantor, mais sur quelqu’un qui était là cinq siècles avant et je dois dire que c’était pour moi en fait l’occasion de découvrir ce texte que je trouve absolument sidérant et j’attends beaucoup de ce que Jean-Paul va pouvoir nous dire et donc le titre de la conférence est  L’impossible médiation entre fini et infini.

Jean-Paul Hiltenbrand
Ce petit livre de 1440 est une véritable bombe pour son époque et je souligne aussi qu’il a été enfin traduit en français en 1930, c’est-à-dire cinq siècles après. C’est dire qu’en langue française, les commentaires de Nicolas de Cuse sont relativement peu nombreux, l’essentiel se faisant en allemand ou en langues anglo-saxonnes. Évidemment, pour votre registre de travail, c’est-à-dire sur Cantor, les mathématiques de Nicolas de Cuse sont tout à fait sommaires et intuitives. D’ailleurs, lorsque Cantor a lu les textes de Nicolas de Cuse, ça l’a fait un peu ricaner, bon, mais on va prendre les choses dans leur temps. Pour commencer, je vais vous lire une lettre que Nicolas de Cuse a écrite à un de ses contemporains :
« Dans mon sermon sur l’esprit sain, vous avez découvert comment la connaissance coïncide avec l’amour. Il est impossible, en effet, de susciter un sentiment, sinon par amour et quel que soit l’objet aimé, il ne peut être aimé que dans la perspective du Bien, car rien de ce qui est choisi n’est aimé sans connaissance du Bien. Dans l’amour donc, par lequel on est porté vers Dieu, la connaissance est présente quoiqu’elle ignore ce qu’est l’objet de son amour, elle est donc coïncidence de la science et de l’ignorance, à savoir de la docte ignorance. »

Voilà donc un texte qui fait, en quelque sorte, le résumé et le commentaire, qui date d’une douzaine d’années après la rédaction de la docte ignorance et c’est en même temps, ce courrier, le résumé du projet de Nicolas de Cuse. Alors, ce projet nous intéresse nous, analystes, dans la mesure où la structure mise en place, mais la structure seulement, bien entendu, concerne et définit l’expérience de l’analyse, à savoir, le rapport du sujet au grand Autre inconscient, ce rapport étant médiatisé dans une formalisation du savoir, lui-même conditionné par l’amour. Mais je ne vais pas anticiper sur la nature du projet pour m’attacher d’abord à la méthode empruntée et à son but.
Alors je vais un peu renverser la disposition du texte, pour permettre une clarification rapide des données du problème que va aborder Nicolas de Cuse. Donc, je vais d’abord parler de la méthode empruntée et de son but et, dans un second temps, j’essaierai d’en tracer les conséquencesque je dis tout de suite considérables et ceci nous intéresse également puisqu’on voit bien où mène le désir de vérité qui ne cesse pas d’allumer ce texte. Alors, comment peut se définir la nature de la divinité. D’emblée, Nicolas de Cuse se trouve affronté à ce problème, n’est-ce pas, et c’est le chapitre XXVI du livre I qui va y répondre et qui s’intitule « La théologie négative » où il nous dit :
« Parce que le culte de Dieu, qui doit être adoré en esprit et en vérité, se fonde nécessairement sur des affirmations positives au sujet de Dieu, toute religion s’élève nécessairement dans son culte au moyen de la théologie affirmative adorant Dieu comme un et trine, comme infiniment sage, bon, lumière inaccessible, vie, vérité et ainsi de suite, dirigeant toujours son culte par une foi qu’elle atteint plus véritablement par la docte ignorance, croyant que celui qu’elle adore étant un et uniment toute chose et que celui à qui elle rend son culte comme étant la lumière inaccessible n’est pas comme la lumière matérielle – vous voyez là, déjà, il commence à faire des distinctions – à laquelle s’oppose les ténèbres, mais la plus simple est l’infini dans laquelle les ténèbres sont la lumière infinie. Elle croit que la lumière infinie luira toujours dans les ténèbres de notre ignorance. Ainsi, la théologie de la négation est si nécessaire pour parvenir à celle de l’affirmation que, sans elle, Dieu n’est pas adoré comme Dieu infini, mais plutôt comme créature. Or, ce culte est une idolâtrie attribuant à l’image ce qui ne convient qu’à la vérité. Il sera sans doute utile d’ajouter, à ce qui précède, quelques mots sur la théologie négative. L’ignorance sacrée nous a enseigné un Dieu ineffable et cela parce qu’il est infiniment plus grand que tout ce qui peut se compter et cela parce qu’il est au plus haut degré vérité. »

Voilà donc pourquoi ce détour par la théologie négative, parce que tout ce qui peut être énoncé sur Dieu qui ne serait pas la figure divine, tout ce qui serait donc ce Dieu ne pourrait pas être dit et, par conséquent, ça n’est que par la négation d’abord que l’affirmation peut se faire ensuite. C’est formidable, n’est-ce pas, parce que là vous voyez déjà la démarche même de Freud à propos de son article sur la négation. Donc, nous rencontrons plus de vérité, nous dit-il, en écartant et en niant. Ce Dieu n’est ni père, ni fils, ni saint esprit, il est seulement infini et puis il dira encore plus loin :
« …il est manifeste, dès lors, comment les négations sont vraies et les affirmations insuffisantes en théologie ».

C’est là son programme qui va l’amener aux mathématiques. « La précision de la vérité luit d’une façon incompréhensible dans les ténèbres de notre ignorance et voilà donc la docte ignorance que nous avons cherchée. » Voilà donc le programme, n’est-ce pas, qui, il faut le dire, s’initie du mouvement de la théologie négative. J’insiste là-dessus parce que ce chapitre XXVI va permettre à certains contradicteurs d’accuser Nicolas de Cuse de mysticisme puisque, évidemment, cette théologie négative fait allusion indirectement à Maître Eckhart qui est réputé être un mystique. C’est donc un temps essentiel à la démonstration, à savoir, le principe d’ignorance indispensable avant toute affirmation de quelque chose qui va devoir être démontré car n’appartenant pas au registre sensible. Concernant la divinité, ce qui la caractérise est donc défaut, manque dans le savoir, d’où recours à ce qui est dans son temps la science. Alors, les éclaircissements préliminaires qui est le chapitre II du livre I où il va donc nous dire comment il va organiser son propos, donc il s’agit d’étudier ce que c’est que d’être le plus grand :
« J’appelle maximum – maximum, je le dis tout de suite, c’est ce qu va désigner la divinité – j’appelle maximum une chose telle qu’il ne puisse pas y en avoir de plus grande. – tout simplement – Il est absolu, il est en acte, tout l’être possible, ne subit des choses aucune restriction et en impose à toutes. Ce maximum, que la foi indubitable de toutes les Nations révère comme Dieu sera, dans mon livre, premier sur la raison humaine l’objet que, sans jamais pouvoir le comprendre, je m’efforcerai de rechercher sous la conduite de Celui qui seul habite dans une lumière inaccessible. En second lieu, comme la maximité absolue est l’entité absolue par laquelle toutes choses sont ce qu’elles sont ainsi est-ce d’elle, de cette maximité, que l’on nomme maximum absolu que vient l’unité universelle des sens. Parce que son unité s’est restreinte en une pluralité sans laquelle elle ne peut pas être. »

Donc, ça ce sont des types d’argumentations qu’il va répéter sans cesse dans le texte et qui sont, je dirais, le modèle des argumentations de l’époque.
« Le maximum montrera la nécessité d’un troisième ordre de considérations, en effet, comme l’univers ne subsiste que d’une façon restreinte dans la pluralité, nous rechercherons dans les choses multiples elles-mêmes le maximum Un dans lequel l’univers subsiste au degré maximum et le plus parfait dans sa réalisation et dans sa fin. »

Alors, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de montrer comment une certaine conceptualisation de ce maximum, c’est-à-dire de la divinité, va avoir un caractère universel. J’y reviendrai à la fin.
« Il s’agit donc d’un maximum tel qu’il ne puisse y en avoir de plus grand, il est absolu et il est impossible à comprendre et donc : docte ignorance. Maximum et minimum, je le dis tout de suite, coïncident dans leur valeur et est au-dessus de toute opposition pensable et possible. Le maximum est un et il représente la nécessité absolue. »

Donc, je viens d’aborder une définition tout à fait importante chez Nicolas de Cuse, à savoir ce qu’il désigne comme étant la coïncidence des opposés. Ce concept est tout à fait central chez lui, il est au cœur de sa dialectique et il éclaire aussi l’usage qu’il va faire des mathématiques justement pour montrer cette coïncidence des opposés et il éclaire aussi, surtout, l’usage qu’il va faire du nombre. Se pencher sur ce concept nous fera entendre à quel endroit Nicolas de Cuse porte la césure entre savoir et non savoir, c’est-à-dire entre science et ignorance. Pour lui, il y a une fondamentale ignorance de l’infini. Ça, c’est une définition qui va traverser toute son argumentation.
« Ignorance de l’infini parce que nous sommes dans l’incapacité de le connaître, cet infini, en tant qu’infini puisqu’il y a absence de proportion entre lui et n’importe quelle réalité plus ou moins accessible. Or, notre pensée – celle de 1440 – est mesure capable de comparaison et si elle ne peut opérer de la sorte, elle n’a aucune chance que nous ayons prise sur cette réalité. Raison pour laquelle la voie pour une compréhension de l’infini nous est strictement fermée : c’est l’ignorance. »

Il s’agit-là, pour Nicolas de Cuse d’une théorie de la connaissance et on comprend pourquoi on tombe sur une omniprésence du nombre. La proportion indispensable à la connaissance de l’inconnu trouve ici son fondement. Je vais citer le chapitre 1 du livre I qui s’intitule : « Comment savoir est ignorer » :
« Donc, toute recherche consiste en un rapport comparatif facile ou difficile et c’estpourquoi l’infini qui échappe comme infini à tout rapport est inconnu.) Or, le rapport qui exprime accord à une chose, d’une part, et l’altérité, d’autre part, ne peut se comprendre sans le nombre. C’est pourquoi le nombre enferme tout ce qui est susceptible de relation ou de rapport. Donc, il ne crée pas une relation en quantité seulement, mais en tout ce qui, d’une façon quelconque, par substance ou par accident peut concorder ou différer. Ainsi Pythagore – qu’il va citer plusieurs fois dans son texte – jugeait-il avec vigueur que tout ce qui était constitué et compris par la force des nombres. Le nombre ainsi conçu a un caractère transcendantal. Dès qu’il y a similitude ou diversité, il y a nombre. Mais ce nombre ne désigne pas seulement quantité mesure etc, il est une catégorie qui permet d’appréhender la pluralité certes, qualitative ou quantitative sur fond d’appartenance commune. »

C’est-à-dire que tout ce qui va être évalué, la seule appartenance commune dans l’ordre du fini, c’est le nombre.
« Sans lui, le monde et le cosmos ne seraient que chaos à notre compréhension. »

Autrement dit, la logique du nombre est celle du monde. Elle est aussi celle du Créateur. Ça, c’est tout à fait important, il le dira quelque part, j’espère retrouver le texte où il dit que le Créateur lui-même obéit à la logique du nombre. Il est de la catégorie du réel, ce nombre, et de celle de la pensée. Ainsi, pour Nicolas de Cuse, tout ce que nous connaissons, percevons, pensons, est de l’ordre du nombre. Un concept par excellence, par exemple, est une unité multipliée de nombres. Cette prégnance du nombre va donc se traduire par le fait que tout objet de l’esprit va se trouver être marqué par l’excès ou le défaut. Donc, tout contenu de connaissance se trouve impliqué dans une relation d’antériorité ou de postériorité, bien entendu, comme dans une suite de nombres. L’objet, en général est tout de suite pris dans des relations d’ordre et, par conséquent, de nombre ; c’est son essence. Il nous dit ça dans la partie 4 du chapitre I, où il parle là des objets finis, bien sûr :
« Car tous les objets qui sont appréhendés par les sens, la raison ou l’intelligence, diffèrent tellement entre eux et de l’un à l’autre qu’il n’y a pas entre eux d’égalité précise. »

Autrement dit, la seule référence que nous puissions avoir c’est celle du nombre et en outre, ce nombre, en tant qu’essence, est toujours du registre du fini et il le dit :
« Parce qu’il va de soi qu’il n’y a pas rapport de l’infini au fini, il est aussi très clair, de ce chef, que là où on peut trouver quelque chose qui dépasse et quelque chose qui est dépassé, on ne parvient pas au maximum simple – c’est-à-dire au maximum absolu, c’est-à-dire Dieu – en effet, ce qui dépasse et ce qu’est dépassé sont des objets finis. Au contraire, le maximum simple est nécessairement infini. »

Et donc, cette dimension du nombre qui va, si vous voulez, caractériser les connaissances ou la connaissance du fini, alors que dès qu’on bascule dans l’infini, cette référence va tomber. Dans le registre de l’infini, au contraire, donc, il peut y avoir coïncidence des opposés, ce qui n’est pas le cas dans le champ du fini. De même, le maximum absolu est au-dessus de toute affirmation ou négation. C’est pour ça que j’ai commencé par la théologie négative. Voilà ce qu’il nous dit :
« Que l’on purifie par la quantité le maximum et le minimum en enlevant par l’intelligence le plus grand et le plus petit et l’on voit clairement que le maximum et le minimum coïncident. »

Je crois qu’il faut l’expliquer cette phrase. Il parle là du monde fini, c’est-à-dire si on enlève toujours quelque chose à un objet fini, on arrive à une certaine forme de minimum ou si on ajoute quelque chose à un objet fini, on arrive à un certain maximum.
« Ainsi, donc, le maximum est un superlatif comme le minimum, un superlatif. Donc, la quantité absolue n’est pas maxima plutôt que minima puisqu’en elle le minimum et le maximum coïncident. Donc, les oppositions n’existent que pour les objets qui admettent un excédant ou un excès. Elles leur conviennent avec des différences, mais en aucune façon elles ne conviennent au maximum absolu – c’est-à-dire à l’infini – car il est au-dessus de toute opposition. »

C’est intéressant ! Par la suite :
« Comme le maximum absolu est absolument en acte toutes les choses qui peuvent être tellement en dehors de n’importe quelle opposition, que le minimum coïncide avec le maximum, il est de la même manière au-dessus de toute affirmation et de toute négation. »

Voilà comment, n’est-ce pas, Nicolas de Cuse parvient à franchir ce débat qui a été permanent pendant son époque entre les théologies négatives et les théologies positives. Comme on le constate, il élabore toute une théorie rationnelle de la connaissance fondée sur le nombre avant que de définir la part inconnaissable de la nature divine. Autrement dit, il se fait philosophe, logicien et scientifique pour mieux asseoir son argument théologique. Et c’est ainsi qu’il définit le maximum absolu, c’est-à-dire Dieu comme étant ce qui échappe à la sphère du pensable, mais surtout à la dimension du nombrable. C’est là ce que je vous avais cité :
« Car tous les objets sont appréhendés par les sens, donc il n’y a pas entre eux d’égalité précise. »

Donc, tout ce qui est de l’ordre du nombrable, du mensurable est de la dimension par excellence de la connaissance. Alors, vous voyez comment il le cadre d’une façon tout à fait rigoureuse : le champ de la connaissance. Je reviendrai sur ce problème à propos de Saint Anselme qui le précède de quatre siècles, puisqu’il y a une proximité apparente avec l’argument ontologique, n’est-ce pas, le fameux : id quo maïus cogitari non potest, c’est-à-dire le plus grand que je ne puisse penser. Et puis j’en profite pour vous demander… Pardonnez le côté lapidaire de mon propos, de ce tour d’horizon, par exemple le id quo maïus n’est pas une simple articulation rationnelle comme on pourrait le croire. Ça, c’est un détournement cartésien. Il ne faut pas oublier que cette formule d’Anselme est contenue dans une prière, ce qui change la nature de l’argument, c’est-à-dire que c’est une incantation. La forme id quo maïus cogitari non potest, c’est une incantation dans une prière, ce n’est pas du tout Anselme derrière un bureau qui pose un argument ontologique, ce n’est pas ça du tout. Ça, c’est un détournement de la dimension de la prière que va faire Descartes quand il va reprendre l’argument de Saint Anselme, entre autres, il y en a d’autres. Il y a d’autres choses sur lesquelles je suis obligé de passer très rapidement, la notion d’ordre des nombres et la question des distances en mathématiques, bien sûr… L’autre problème chez le cusin, que je ne puis que signaler, à savoir, comment il parvient à introduire la distinction fondamentale entre l’être et l’existence, en particulier au niveau de la divinité, en tant que forme universelle d’être ou forme universelle d’existence. Je laisse ce problème de côté parce qu’il nous amènerait dans des débats sans fin. Donc, cette question est à la fois un problème philosophique de l’époque, je veux dire celle de la connaissance et du maxima absolu et, en même temps, c’est un problème théologique. Le premier, c’est-à-dire le problème philosophique, ne pouvant être résolu que dans le cadre du second, à savoir la théologie et le second, dépendant du caractère universel des proposition, c’est-à-dire spécialement la proposition d’un Dieu comme forme de toute chose. Si on a le temps, je vous en parlerai tout à l’heure. Donc, ce Dieu comme forme de toute chose, c’est-à-dire son caractère universel – mais, plus loin, entrer dans ce champ nous imposerait de préciser la distinction faite à l’époque entre substance et matière puis entrer dans les considérations de Maître Eckart auquel, évidemment, Nicolas de Cuse emprunte beaucoup. Alors maintenant, j’en viens très rapidement, pour avancer, aux objets mathématiques. Ces fameux objets mathématiques, n’est-ce pas ? Alors déjà les intitulés, c’est au paragraphe 10 toujours du livre I qui s’intitule : « Comment l’intelligence de la trinité dans l’unité dépasse toute chose ». Alors je vous passe ça, vous le lirez, c’est l’acte d’intelligence dans son unité :
« … se compose de l’objet intelligible et du fait de comprendre. »

Voilà qui est clair. Donc, on a l’acte, l’objet et la compréhension.
« Donc l’unité maxima est parfaite. Si l’unité et intellection maxima est parfaite, qui sont ses trois composants, elle ne pourra être ni intellection, ni intellection parfaite, il n’y a pas une conception exacte de l’unité. Pas d’unité en effet sans Trinité, car le mot exprime indivision, – ça, c’est un terme très important – discernement et connexion. L’indivision en vérité vient de l’unité. Donc, l’unité maxima n’est pas autre chose qu’indivision, discernement et connexion et comme elle est indivision, elle est éternité sans commencement, de même que l’éternel ne s’est séparé de rien. Comme elle est discernement, elle vient d’une éternité immuable et comme elle est connexion ou union, elle procède des deux. Donc, quand je dis unité et maxima, j’exprime la Trinité. En effet, en disant l’unité – c’est là que c’est intéressant et c’est pour cela que c’est un préalable important à ces figurations mathématiques, donc – en disant l’unité j’exprime le commencement sans commencement – c’est une merveille, cette formulation maxima - le commencement qui sort du commencement et quand je dis grâce au verbe qu’il y a là une copulation et une union, j’exprime la procession qui vient des deux termes. L’unité elle-même est à la fois minima, maxima et union. De là résulte qu’il est nécessaire à la philosophie de vomir tout ce qu’on obtient par l’imagination et le raisonnement… »

Vous voyez, il s’écarte clairement du champ philosophique.
« … si elle veut comprendre que l’unité maxima est Trine. »

Alors, je vais avancer assez rapidement parce que, au fond, ces histoires de figures... Donc, nous partons d’un monde fini et le but est de démontrer comment on peut atteindre le maxima grâce aux manœuvres de figures géométriques qui sont essentiellement fondées sur une conceptualisation de l’infini de la ligne, chapitre XIII qu’il va d’ailleurs intituler : « Les passions de la ligne maxima et infinie ». Il va donc utiliser le cercle, et puis il en représente un deuxième et puis la ligne infinie et ici, ça se touche.


Vous voyez que l’arc de cercle inférieur, au fur et à mesure que l’on agrandit le cercle, cet arc de cercle va s’ouvrir et va finir à l’extrême par donner une ligne droite. Ce n’est pas vérifié dans les mathématiques modernes, je crois, mais enfin, c’est comme ça que Nicolas de Cuse l’a fait.
« Donc, cqfd – nous dit-il – et parce que tu veux voir plus clairement comment l’infini est en acte ce que le fini est en puissance, de cela encore, je te rendrai très certain. »

On va dire que c’est là un raisonnement de type aristotélicien, mais il dépasse complètement ce type de langage, n’est-ce pas. Donc, l’infini est en acte, ça va être cette ligne horizontale tout en haut, c’est la mise en acte, en quelque sorte de ce que dans l’ordre du fini, l’ordre du fini c’est la courbe que vous voyez, la courbe inférieure, cette courbe est en puissance ce qui va se réaliser en haut en acte. Alors, comment est-ce qu’il va s’y prendre ? Il va parler du triangle, alors on va reprendre l’histoire du triangle qui est tout à fait simple. Voilà un triangle :


Et grosso modo, il suffit de passer et de repousser le a qui est ici à l’infini pour qu’on ait deux lignes parallèles qu’il va réduire à une seule ligne et il dira : « voilà comment toutes les figures se réduisent à une ligne infinie. » Je ne discute pas ce type de démonstration. Il ne s’agit certes pas d’une géométrie moderne, bien entendu, puisque Nicolas de Cuse raisonne en métaphysicien, ça, c’est fondamental, n’est-ce pas. De même en ce qui concerne la démonstration du triangle, l’identité ligne/triangle est appréhendée par la connaissance et non pas par l’imagination, c’est ça qui est intéressant. C’est ce saut, n’est-ce pas, qui va de l’imagination du triangle à son intelligence. Il veut montrer l’identité contenue dans le fini comme capable de s’actualiser au niveau infini. L’infini est donc en acte ce que le fini est en puissance. Conséquence considérable au niveau métaphysique puisque s’ouvre la perspective pour l’homme fini, c’est ça qui est important, la conséquence qui va apparaître, c’est que pour l’homme fini, c’est-à-dire nous, nous allons pouvoir participer à la nature infinie du maxima. Parce que si nous sommes des triangles, même pas oedipiens, forcément, on va pouvoir participer de cette nature infinie du maxima. Ça, c’est la question, il en parle toujours dans le texte, il en parle clairement dans le texte, c’est la question de l’universalité et de l’universalisation. Il y a donc deux démarches chez Nicolas de Cuse à partir des mathématiques, à savoir que dans le passage… Alors ça aussi je vais le dessiner rapidement, le polyèdre… Vous avez un cercle et donc, vous dessinez une figure polyédrique là-dedans. Plus vous allez multiplier les faces et réduire les côtés du polyèdre en les multipliant, vous allez avoir, petit à petit, quelque chose qui va s’approcher du cercle, mais qui ne pourra jamais l’atteindre. Donc, il y a cette démonstration du polyèdre où il montre qu’il y a un certain franchissement : tout d’un coup, on est dans le cercle. On pousse, on pousse, mais ce franchissement est logiquement, mathématiquement, impossible. Donc, il représente une énigme dans le moment du saut. Il y a une énigme et du saut de l’intelligible, du rationnel à l’incompréhensible, à l’incommensurable et à l’au-delà divin. Tout ceci, grâce aux mathématiques qui sont, comme il le dit, des vérités incorruptibles. C’est ça l’avantage des mathématiques, c’est-à-dire ni imaginaires, ni intuitives. Les autres mouvements, celui du triangle que je vous ai mis au tableau et celui du cercle réductible à une droite infinie, laquelle ne saurait aucunement être… Alors, c’est ça aussi qu’il souligne, c’est qu’une ligne infinie n’est pas une addition de portions de ligne droite. Ce mouvement prend en considération la coïncidence des opposés. Comme vous la voyez apparaître avec l’histoire du polyèdre et du cercle qui est tout à fait claire, la coïncidence des opposés, donc, leur réduction, de même que disparaît la fameuse distinction entre négation et affirmation au niveau du maxima absolu. Au fond, il nous définit la fonction du Un et à côté, à proximité, la pluralité des êtres que nous sommes et des objets. Il y a donc ce commencement sans commencement et quelque chose que je ne vous ai pas encore dit, je crois, ce maxima n’engendre pas, ni n’est engendré : il ne procède pas, c’est-à-dire qu’il n’est pas à la suite de quelque chose.
Alors, très rapidement pour arriver au terme de notre exposé et laisser de la place à la discussion – après tout ça, et il y a encore beaucoup d’autres choses là-dedans – Nicolas de Cuse n’est pas seulement celui qui a fourni une preuve rationnelle de Dieu pour son époque. Il n’est pas seulement le continuateur de Saint Anselme. D’ailleurs, à ce niveau-là, nous avons déjà une indication, puisque ce qui était prière, invocation pour Saint Anselme – je vous rappelle quand même le titre de ses ouvrages, c’est  Prostolium et Monologium, c’est-à-dire que c’est là qu’il parle tout seul au Seigneur – donc, ce qui était invocation humble chez Anselme devient affirmation scientifique qui se veut fondatrice et preuve d’universalisme. Alors, qu’est-ce que ça veut dire preuve d’universalisme ? Ça veut dire que si 1+1+1+1+1+1 etc, nous conduit à l’infini, ceci est aussi vrai pour un chrétien, pour un musulman que pour un juif. Autrement dit, ce qu’il veut tracer là, c’est vraiment une universalité, ça ne vise pas seulement le Dieu de notre monothéisme : ça vise tout ! Toute la conception de la divinité, sauf, bien sûr, ceux qu’il considère comme étant les adorateurs d’images. Alors ceux-là, c’est autre chose. Mais entre les deux, entre Anselme et Nicolas de Cuse, il y a rupture dans la démarche, rupture qui ne fera que s’approfondir. Anselme invoque un Dieu, en quelque sorte, caché, dont il voudrait voir les manifestations, alors que Nicolas de Cuse, démontre l’existence d’un Dieu qui, a priori, n’est pas présent. Anselme procède par gradations hiérarchisés, c’est-à-dire qu’il est encore inscrit dans le discours platonicien, alors que Nicolas de Cuse, lui, procède par césures, c’est-à-dire ruptures, c’est-à-dire en définissant d’un côté le statut de la science et d’un autre côté, le statut métaphysique. Donc, Anselme opère une quête de savoir sur la divinité, il est dans une quête, c’est le querens intellectum, alors que Nicolas de Cuse est au-delà, dans une quête des vérités, vérités par l’entremise des savoirs bien établis, c’est-à-dire des mathématiques incorruptibles. Du même coup, chez ce dernier, c’est-à-dire chez le cusin, l’institutionnalisation des savoirs prend une importance absolument décisive et en cela il rompt avec son époque et ce qui nous importe à nous, analystes, c’est d’identifier où il place désormais, lui, la césure, puisqu’il renverse la proposition anselmienne. Ce qui est : fides querens intellectum, chez Nicolas de Cuse, c’est l’inverse : intellectum querens fides. Je caricature un peu j’exagère, mais c’est pour vous faire sentir tout d’un coup le renversement, c’est l’intelligible, l’intelligence qui cherche la foi. Alors où le cusin place-t-il la césure ? C’est une chose tout à fait importante parce que, si nous ne savons pas dans notre existence, par exemple, où sont les césures, nous sommes dans un monde pas forcément chaotique, mais complètement malléable, qui peut aller dans n’importe quel sens. C’est la raison pour laquelle vous trouverez, par exemple, à la fin des Écrits de Lacan : « Science et vérité », qui prétend, justement, opérer et situer la césure en un lieu, en un point, tout à fait précis. Alors, ici, vous le savez maintenant parce que je l’ai dit, cette césure commence d’abord entre la négation et l’affirmation, exactement comme Freud et, surtout, dans la séparation radicale, qui va avoir des conséquences pour son époque, la séparation entre image et vérité, entre adorateur et idolâtre de l’image et les vrais croyants, c’est-à-dire ceux qui sont donc des scientifiques, mais aussi la césure entre les objets finis qu’il met tous d’un côté, mensurables, donc qui sont repérables par leur caractéristique de nombre et puis l’infini de l’autre côté.
Or, si vous réfléchissez à ce qu’il y avait à son époque, c’est-à-dire la séparation platonicienne, vous sentez bien comment il déplace brutalement cette division, celle qui avait cours à son époque qui était celle de Platon, c’est-à-dire ce qui ressort du principe de la caverne. Et puis, il y a une autre césure, qu’il va mettre, c’est entre la connaissance, les connaissances et l’immanence et puis, de l’autre côté, le champ de la vérité qui commence donc par la négation et qui est donc aussi le champ de la transcendance et donc de l’infini. Il y a une séparation radicale qu’il va poser, mais aussi entre sciences précises incorruptibles et une savoir sur la divinité qui est à la fois amour des sciences, ignorance, etc. Ainsi, il est clair que la coïncidence des opposés a une signification transcendante et puis aussi une valeur transcendante dans le savoir désormais, puisque en quelque sorte il réfute d’une manière tout à fait rigoureuse, n’est-ce pas, à la fois le pouvoir et la fonction de l’icône. Tout cela confirme donc notre pressentiment, Nicolas de Cuse est un immense personnage à l’origine d’un bouleversement radical à son époque, dans sa culture. C’est le premier moderne que nous parvenons à identifier, le vrai premier moderne. Il récapitule le savoir passé pour lui donner une inflexion tout à fait nouvelle, opérant donc un bouleversement dans la culture bien plus importante que ce que l’on désigne habituellement comme étant la révolution copernicienne qui viendra après.
Indiscutablement grand théologien et grand philosophe, sa docte ignorance, en 1440, constitue le carrefour tout à fait net, clair, entre la pensée médiévale et ce qui va suivre derrière, la Renaissance. Un fait tout à fait drôle, que j’évoquerais, est que ceux qui ont travaillé sur Nicolas de Cuse considèrent qu’il est le précurseur de la Renaissance. Puis, quand nous consultons des textes commentant la Renaissance, en particulier Giovani Gentile et Ugenio Garine, ils n’en font pas mention. Ils parlent de la philosophie, de la pensée et de tout ce qui se passe au moment de la Renaissance et il n’y a pas une seule allusion à Nicolas de Cuse, alors tout simplement parce que Gentile était un sympathisant nationaliste et voire un peu fascisant et qu’il a écrit entre les deux guerres mondiales et pour donner plus d’ampleur à la Renaissance italienne, il a complètement escamoté Nicolas de Cuse et Garine lui fait juste une petite concession dans ses commentaires sur l’humanisme dans la Renaissance. Nicolas de Cuse est né dans les environs de Cologne, il a beaucoup travaillé et à l’âge de 17 ans, il est allé à l’université de Padoue faire un cursus d’études juridiques. Donc, il a forcément rencontré les gens de l’école de Padoue qui était réputée pour être aristotélicienne, dogmatique, figée et opposée à l’école florentine qui était néo-platonicienne. Donc, forcément, déjà, Nicolas de Cuse a plongé là-dedans, dans ces idées qui étaient manipulées entre ces deux écoles et puis surtout, avant 1440, il a fait plusieurs voyages et il a eu une sorte d’illumination, c’est bien connu, avant d’écrire la docte ignorance, sur le bateau de retour d’un congrès à Constantinople, à un moment, comme ça, s’est révélée tout la structure de la docte ignorance et c’est comme le rêve de Descartes, tous ces moments tout à fait fastes.
Alors, qu’est-ce que c’est que la Renaissance ? Ce n’est pas seulement une ouverture à la sensibilité nouvelle, celle que vous trouvez chez Pétrarque, par exemple. Pétrarque, si vous voulez, c’est déjà quelque chose qui est une sorte de dégénérescence de la Renaissance. La Renaissance, c’est un mouvement qui va modifier son rapport à la pensée de la tradition Antique. Sa particularité tient essentiellement – je résume, n’est-ce pas – à ce que le savoir, contenu dans les textes anciens, n’est, lui, pas remis en cause, cependant que ce qui est refusé, c’est la forme scolastique, dogmatique, figée, plus spécialement celle de l’école de Padoue, justement, qui est une scolastique aristotélicienne.
C’est dans ce cadre-là que Nicolas de Cuse est à entendre, à savoir l’ouverture d’une perspective absolument inédite à partir des connaissances de l’époque. C’est le nouveau problème de la connaissance qui est moderne chez lui. Il s’interroge sur les possibilités de connaître et non pas sur les formes de la connaissance. Le tournant de la docte ignorance survient dans une rupture radicale, celle de la logique aristotélicienne qui est une logique du fini qui est condamnée à l’échec dès qu’il s’agit de penser l’infini. La logique étant d’abord une relation d’implications, de subordinations entre différentes dimensions conceptuelles, elle ne peut que conduire à des formes de savoir, d’objets hiérarchisés : similitude, différence, accord, désaccord, etc. Elle ne peut aller que d’un fini à un autre fini. Tout ceci est subverti par ce point de bascule du point d’ignorance de l’infini. Cette vision intellectuelle n’est plus mystique, ni mentale, ni résultante d’une contemplation passive, elle est le produit d’une pensée spéculative, en particulier mathématique. Je cite Nicolas de Cuse :
« Des œuvres de Dieu, si nous avons quelque idée, nous la tirons du symbole et du miroir mathématique. Tout bien considéré, nous n’avons rien de certain dans notre science que notre mathématique. »

Ça, c’est un commentaire qu’il fait quelques années après. Donc, plus de logique scolastique, plus de logique aristotélicienne des classes. Je pense que c’est tout à fait intéressant qu’il y ait eu cette amorce en 1440. Dernière remarque :
« Le terme de maximum absolu n’est pas comparatif, il désigne un au-delà transcendant, certes de type platonicien, comme le Bien, le souverain Bien est situé au-delà de l’être chez Platon. »

Pour Nicolas de Cuse, le maximum se situe dans une coupure et je cite :
« Puisqu’il est de soi évident que, de l’infini au fini, il n’y a pas de rapport. »

Alors, ça, c’est vraiment le message, pas subliminal, mais le vrai message de Nicolas de Cuse, n’est-ce pas, qu’entre les deux, il n’y a pas de rapport. Par ces simples formulations, le cusin introduit dans le savoir une césure, une limite entre l’indéterminé, l’indéfini, l’inconditionné, le non-su et puis, de l’autre côté, l’infini et je crois que c’est une règle que nous pouvons encore conserver aujourd’hui. C’est-à-dire que tout ce qui est indéterminé et ce qui n’est pas su s’oppose effectivement à cette forme d’infini. Donc, le statut de l’infini nous est totalement étranger et soulignez ce terme « étranger ». Autrement dit, il tranche dans l’indécis, dans le sensible, dans l’intelligible pour donner un statut à l’altérité, ce qui est nouveau également. Et je cite encore un passage :
« L’unité de la vérité insaisissable se connaît dans l’altérité conjecturale. »

Quelle formule formidable, n’est-ce pas ! On ne peut, même aujourd’hui, imaginer plus moderne que ça ! C’est rien de plus actuel, on ne saurait concevoir plus belle formule pour définir quoi ? Eh bien, la dynamique hystérique et son projet, c’est bien évident ! Je veux dire que c’est le discours du sujet moderne que vous avez là dans cette formule qui vient d’être tirée de son sommeil par le cusin. Il nous montre également l’émergence de l’individu dans son cadre premier qui est religieux. En effet, c’est là la naissance de l’individu moderne et ce qu’il convient d’ajouter, ce qu’il démontre, c’est que l’individu, ce fameux individu émergeant dans le religieux n’est pas un contraire de l’universel, parce qu’aujourd’hui on a l’habitude d’opposer individu et holisme, ce n’est pas le contraire de l’universel, mais le véritable accomplissement du savoir théologique.

Henri Cesbron Lavau
Merci Jean-Paul pour, au-delà de ces quatre siècles qu’il a fallu pour que Nicolas de Cuse soit traduit…

Jean-Paul Hiltenbrand
Cinq !

Henri Cesbron Lavau
Cinq ! Merci. Cinq siècles, pour nous donner des éléments qui nous montrent à quel point cette pensée nous concerne et aujourd’hui est actuelle. Si vous avez l’occasion de vous confronter à ce texte, je crois que le premier effet qu’on a en est un de sidération. Trouver de façon inattendue que, au XV siècle, on commence dans un texte à visée théologique à faire des mathématiques, à montrer que la ligne droite, c’est un triangle, etc. Bien sûr il y a le père, le fils et le Saint Esprit et toute la théologie qui permet de lire toutes les articulations qu’il y a là, mais ça nous est montré vraiment dans un raisonnement de mathématique. Et il me semble qu’en fait on est dans la découverte de Nicolas de Cuse, de ce que tu apportes, c’est quelque chose qui a vocation à se développer, je veux dire que c’est tout à fait intéressant qu’on se mette à travailler sur ces textes. J’hésite à dire la première question que j’avais notée, mais avec ta conclusion, je m’y trouve tout à fait encouragé, en fait. Dans ce qui nous intéresse là, du point de vue de la psychanalyse, c’est-à-dire la question de la vérité du savoir, la question qui me venait, c’est quelle articulation on pourrait faire entre le refus de savoir de l’hystérique et la docte ignorance. La lecture de Nicolas de Cuse m’a amené à cette question-là, ce que tu invoques dans ta conclusion.

Jean-Paul Hiltenbrand
Ce n’est pas tant un refus de savoir, au contraire Ici, on voit, chez Nicolas de Cuse quelque chose que Lacan souligne plusieurs fois, c’est-à-dire l’hystérique à la source de la science. C’est plutôt ça qu’on voit, c’est plutôt ça qu’on repère dans ce texte de Nicolas de Cuse, c’est comment cette nouvelle altérité qui apparaît dans ce monde encore un peu superstitieux, opaque,  il y a beaucoup de courants, Nicolas de Cuse émerge là-dedans, mais enfin, c’est une époque troublée sur le plan civile, mais aussi troublée sur le plan intellectuel et Nicolas de Cuse apparaît comme une espèce d’émergence extraordinaire. Donc, ce que moi j’aurais tendance à dire, ce n’est pas refus de savoir, au contraire, c’est une manière d’instaurer une modalité de savoir qui soit telle que vous n’avez plus d’hésitation. Vous êtes ou dans le fini, c’est-à-dire n’importe quoi, ce que Nicolas de Cuse vous dit, c’est que quand vous êtes dans le fini, si vous n’avez pas ce critère du nombre, vraiment, c’est le chaos. Et puis, il y a cette autre dimension, n’est-ce pas, cette dimension de l’altérité qu’il est en train de créer de toutes pièces et qui a ce caractère universel et c’est ça qui est important. Sa volonté, c’est de définir un Dieu qui soit valable pour tout le monde. Ce n’est plus ton Dieu, celui que tu invoques avec tes petites affaires, non ! C’est le grand Dieu universel valable pour tous les peuples. C’est-à-dire que quand on s’en tient à ce texte de la docte ignorance, il n’y a plus de raison de distinguer les gentils et les croyants, c’est-à-dire ceux qui sont à l’intérieur et ceux qui sont à l’extérieur et tout ce qu’il va provoquer au niveau de la culture, etc. Je veux dire que je ne pourrais pas inventer, n’est-ce pas, c’est cinquante ans avant la découverte de l’Amérique, comme par hasard, voilà ! Il y a beaucoup de choses qui vont se passer sur le plan de notre civilisation et dans notre monde qui ne sont pas palpables et qu’on ne va pas pouvoir définir. Donc, c’est le sujet hystérique qu’il est en train de définir, ce n’est pas le sujet qui refuse le savoir, c’est l’hystérie à la recherche de la vérité et c’est ça, toute la poussée est là.

Christiane Lacôte
Je voulais dire un certain nombre de choses parce que Nicolas de Cuse, c’est quelqu’un que j’ai pratiqué, il y a longtemps, quand j’étudiais l’Europe au XV et XVI siècle. C’est que nous sommes ignorants et à son époque, il était complètement admiré, c’était quelqu’un de puissant, ambassadeur, missions secrètes, il faut savoir aussi ce qu’était Cologne à cette époque-là, d’où il est parti, quand même.

Jean-Paul Hiltenbrand
De Trève.

Christiane Lacôte
De Trève, enfin, dans ces villes allemandes, il y a aussi eu Cologne, mais ce que je voulais dire, c’est pour confirmer, je suis tout à fait d’accord avec toi, c’est le début du sujet moderne, je veux dire, ça, c’est quelque chose qu’on a oublié, on a beaucoup oublié. Ce qui m’a le plus intéressée dans ce que tu as dit, c’était la césure qu’il fait entre un discours d’invocation, ce que tu appelles la prière chez Saint Anselme et puis l’affirmation. Ça, je dois dire que c’est sensationnel parce que, par exemple, Maître Eckart, il est toujours dans l’invocation, c’est-à-dire que la transcendance, c’est toujours au-delà de soi, c’est toujours dans un mouvement d’invocation. Je ne sais pas si vous serez d’accord, parce que je trouve que c’est la première fois qu’on a une pensée de la limite comme telle. Alors, il y a un point que tu as évoqué, c’était les polyèdres à l’intérieur du cercle. Ça, je ferais intervenir quelqu’un d’autre que Saint Anselme, c’est-à-dire Raymond Lulle, parce qu’on peut dire que Nicolas de Cuse a résolu le problème de la quadrature du cercle et Raymond Lulle avait posé ce problème de la quadrature du cercle deux siècles ou trois avant, je ne suis pas très précise là-dessus. Mais il l’avait fait par le calcul des surfaces, c’est-à-dire qu’il avait posé le cercle et c’est très intéressant de savoir que c’est un cercle plein, il avait mis des triangles et des polyèdres pour approximer. Et quand Nicolas de Cuse parle de ça, ce n’est pas du tout de la même façon, Raymond Lulle en parlait en additionnant et en multipliant les surfaces, tandis que Nicolas de Cuse, c’est ton premier dessin, il parle des tangentes et il va aboutir après aux dérivés, c’est-à-dire la question des tangentes et des limites, c’est-à-dire qu’il parle là de la ligne elle-même. D’ailleurs, il parle dans son texte de la ligne et pas des surfaces.

Jean-Paul Hiltenbrand
Les passions de la ligne.

Christiane Lacôte
Voilà, les passions de la ligne, c’est-à-dire que c’est tout à fait différent. Nous n’avons plus du tout du plein, c’est-à-dire de la substance, mais une pensée sur la ligne, c’est ce que je voulais dire. Quand j’enseignais à Nanterre, dans l’iconographie, la trinité a longtemps été représentée par un triangle et, à cette époque-là, on a représenté la trinité sur les cabochons qui retenaient les chapes des ecclésiastiques par deux cercles concentriques. Alors, bien sûr, il y avait un texte de Maître Eckart qui disait que le père, le fils et le saint esprit, c’était comme un caillou dans l’eau et les ondes qui vont et viennent autour de ça, mais c’est aussi une autre iconographie sur la limite même…

Jean-Paul Hiltenbrand
Oui, il y a une longue spéculation dans la docte ignorance sur le père, le fils et le saint esprit…

Christiane Lacôte
C’est-à-dire que nous sommes des ignorants. Tout le XVe siècle a connu ça, dessiné ça, il n’y avait pas, comme tu le disais justement, ou Aristote ou Marcel Ficin à Florence.

Jean-Paul Hiltenbrand
Mais justement, il l’ont certainement lu, mais il ne l’ont pas cité, c’est ce qui a fait que les commentateurs italiens, dont je parlais tout à l’heure, n’en font aucune mention alors que ce n’est pas possible. On repère, chez Ficin, des passages qui sont pratiquement des transcriptions de la pensée de Nicolas de Cuse. Je vais vous lire un petit passage, juste pour terminer, qui se situe au paragraphe 2 du livre II. Ça s’appelle : « Comment l’être de la créature est d’une façon incompréhensible de par l’être du maximum premier », c’est-à-dire comment nous, hommes finis, pouvons participer à l’infinité du maxima absolu. Vous allez voir comment il va expliquer cela en disant, je n’ai pas osé le dire tout à l’heure, c’est l’individu devenant une partie de Dieu :
« Qui donc peut comprendre comment d’une forme infinie unique participent diversement, diverses créatures ? Alors que l’être de la créature ne peut pas être autre chose que son resplendissement même, non pas reçu d’une façon positive par quelque chose d’autre, mais divers par contingence. »

Alors, là, il va introduire des catégories qui sont absolument magnifiques, il va introduire le concept de contingence. Comment donc, un processus infini, autosuffisant, qui n’a pas de commencement, qui n’a pas de fin, je veux dire qui est là, comment est-ce qu’il va pouvoir, comment est-ce que l’être, la créature, c’est-à-dire nous, comment est-ce que nous pouvons participer à cette chose ?
« Comment Dieu peut nous devenir manifeste au moyen de créatures visibles ? »

C’est quoi ça ? Eh bien, c’est toute la hiérarchie ecclésiastique qui est visée là-dedans, bien entendu ! Et puis, il va plus loin. Il nous dit :
« Dieu n’a pas pu être fait puisqu’il n’a pas de commencement, Lui, qui est l’éternité même. Cet être a été fait le plus semblable à Dieu possible. »

Ça, c’est nous ! Nous avons été faits, comme le dit la Bible, à l’image de Dieu, donc :
« … le plus semblable à Dieu possible, d’où l’on déduit que toute créature est parfaite comme telle, même si, par rapport à une seconde, elle paraît moins parfaite. En effet, le Dieu de toute bonté communique l’être à toute chose de la façon dont il peut être perçu. Donc, comme Dieu communique l’être sans diversité et sans envie… »

C’est drôle ça ! Il nous présente un Dieu qui n’est pas jaloux. Donc :
« … comme Dieu communique l’être sans diversité et sans envie et comme il reçu à la façon et au degré permis par la contingence – c’est-à-dire le hasard – tout être créé est en repos dans sa perfection… »

Quelle chance !
« … que l’être divin lui a libéralement donnée. »

Alors, tâchez d’en profiter ! Mais ça, c’est l’individu ! En tout repos, profitez de votre perfection !

Henri Cesbron Lavau
Justement, il y a une question qui est celle qui parcourt notre année, qui est de comprendre ce qui s’est passé chez Cantor du fait de s’intéresser aux questions de l’infini et je dirais, a contrario, Nicolas de Cuse, le fait de travailler la question de l’infini de la façon dont il l’a fait, ça lui permet de dire les choses comme ça, alors que Cantor en a plutôt souffert. Au niveau de ce qu’on pourrait dire, c’est difficile cinq siècles après de la structure…

Jean-Paul Hiltenbrand
Non, je pensais à ça lorsque je travaillais pour vous. Je me disais que c’est en lisant Nicolas de Cuse que l’on comprend, enfin, que l’on comprend, que l’on aperçoit, que l’on saisit pourquoi certainsgrands scientifiques finissent par être des mystiques. Déjà Kronecker a dit qu’il y avait des nombres qui venaient directement de Dieu, je ne sais plus comment il a dit ça, donc, ne cherchons pas plus loin, n’est-ce pas. Et pourquoi certains scientifiques, lorsqu’ils arrivent au but ultime de leurs recherches, bien souvent, ils s’arrêtent. Le nom m’échappe, mais il y a un grand scientifique, Schrödinger, est parti rêver en Irlande, il s’est installé là-bas et a arrêté tous les travaux et il s’est mis à faire des textes mystiques. Il y a aussi Henry Atlan qui raconte dans un de ses livres comment un scientifique monte à la tribune lors d’un colloque très sérieux sur la physique et il fait un speach qui est totalement religieux, mystique. Alors, tous les scientifiques sont sidérés par ses propos car ilss’attendaient à un exposé de physique. Non ! Il leur fait un exposé mystique. Eh bien, je pense que la structure même que nous décrit et théorise Nicolas de Cuse, nous fait saisir, pas comprendre, comment, justement, au terme d’une recherche, au terme d’une énigme, l’énigme qui est poursuivie dans une recherche un peu sérieuse, qu’est-ce qui est derrière. Je ne sais pas si vous vous souvenez, lorsqu’un Pape – ce n’était pas Jean-Paul II, c’était un Pape avant –, a visité le centre de recherches atomiques, le CERN de Genève, le directeur du CERN à l’époque était un prix Nobel et ils ont débattu sur la question de Dieu et le prix Nobel n’a pas hésité un seul instant que Dieu était derrière ses machines ! Voilà, on voit comment les choses se combinent parce que l’infini, c’est finalement une butée conceptuelle, c’est une butée du savoir et que chaque fois qu’on est devant une butée du savoir, on peut avoir cette révélation du maxima.
Alors, à propos de révélation, il faut noter que Nicolas de Cuse ne se préoccupe absolument plus de la révélation. Même au contraire, à la limite, il vient nous montrer que ce n’est même pas nécessaire. Pourquoi est-ce qu’on serait dans un processus qui résulterait d’une révélation, qu’un truc nous tomberait sur la tronche, n’est-ce pas, qu’on aurait une révélation ? Il y en a eu une, une révélation, sur le bateau qui le ramenait de Constantinople. C’est ça qu’il a traduit, il l’a traduit en termes mathématiques, sa révélation, n’est-ce pas ? Sa métaphysique prend un aspect scientifique. C’est curieux, lorsqu’on lit ce texte, lorsqu’on le travaille, j’ai pas fait de parallèles lacaniens, mais parce qu’ils sont dans le texte, les parallèles lacaniens. C’est le Lacan de 1440, voilà, ce que je dirais, c’est exactement ça. C’est-à-dire que comme Lacan a déplacé les césures, les coupures, par rapport à Freud, n’est-ce pas, de même, c’est la même opération.

Virginia Hasenbalg
Une dernière question, Jean-Paul, car il se fait tard, je ne sais pas si tu peux dire quelque chose là-dessus… Quand tu as comparé Anselme et Nicolas de Cuse, tu as dit que pour Anselme, Dieu était caché et que pour le cusin il n’était pas présent. Je ne sais pas si tu peux ajouter quelque chose par rapport à cela : il est présent, il est absent, il est où ?

Jean-Paul Hiltenbrand
Il n’est pas absent, il est à démontrer. Or, s’il est à démontrer, c’est qu’il n’est pas là ! Je veux dire que c’est la démonstration qui le rend présent. Je veux dire, allez donc raconter aux petits catholiques qui vont à l’office que ce qu’ils voient comme figurine dans l’église, c’est simplement le principe du maxima. Vous voyez un peu ? C’est une religion déjà athée ! C’est un athéisme religieux !

Virginia Hasenbalg
Est-ce que ce « pas présent » ce serait « pas présent dans la réalité », parce que je pense que c’est la question de la réalité qu’il pose avec le nombrable, les objets, le monde du fini…

Jean-Paul Hiltenbrand
Il n’est pas identifiable à du fini, ni à du nombrable.

Virginia Hasenbalg
Voilà ! Est-ce qu’il y a là une première hypothèse sur un réel ?

Jean-Paul Hiltenbrand
Ensuite c’est la révocation de toutes les images et il le dit violemment dans le texte : les adorateurs, les idolâtres… Il veut un Dieu qui soit un mode presque conceptuel. Mais c’est une religion athée déjà et il a quand même eu des histoires, n’est-ce pas ? Le grand philosophe qui a suivi, Giordano Bruno, qui a repris les thèses de Nicolas de Cuse. Alors, est-ce qu’il les avait lues ou pas lues ou est-ce que c’était dans l’air du temps ? Ça ne nous intéresse pas beaucoup, mais il a été brûlé ! Et pourtant, vous retrouverez, chez Bruno, des thèses qui sont chez Nicolas.

Christiane Lacôte
Sauf qu’il y avait une question sur le centre chez Giordano Bruno qui…

Jean-Paul Hiltenbrand
Oui, oui, il y a eu des modifications. Il vous dit textuellement, n’est-ce pas, un cercle infini qui n’a plus de bord et qui n’a plus de centre, puisque vous êtes dans l’infini, vous n’avez plus de centre, vous ne savez plus où il se trouve, s’il est à proximité au bord de l’infini. Comment voulez-vous fonctionner là-dedans ? C’est ça le maxima absolu. C’est ça le nouveau Dieu de Nicolas de Cuse. Pour ma part, c’est un Dieu athée, c’est un Dieu athée et mathématicien, tout ce que vous voulez, mais ce n’est plus la fides querens : c’est fini ! Et je pense que de retourner la proposition de Saint Anselme est un renversement dans la civilisation européenne.

Henri Cesbron Lavau
Merci Jean-Paul de nous avoir apporté…

Jean-Paul Hiltenbrand
Je vous ai convaincu qu’il fallait le lire !

Henri Cesbron Lavau
… de nous avoir donné tellement de liens avec les auteurs que tu as cités, merci beaucoup !

Jean-Paul Hiltenbrand
Permettez-moi juste d’ajouter ceci, c’est que Nicolas de Cuse, vous entendez son importance dans l’analyse, c’est-à-dire cette supposition, qui devrait être la nôtre, que le savoir ne peut pas être supporté par une figure.  En bon entendeur, salut !


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[1] Dans le cadre du groupe de travail « Drame subjectif de Cantor », conférence du 16 novembre 2006