Mathinées lacaniennes

Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan, de Maryvonne Lemaire

Du substantif de Port-Royal à la substance jouissante de Lacan

 

Et l’étreinte, l’étreinte confuse d’où la jouissance prend sa cause, sa cause dernière, qui est formelle, est-ce que ce n’est pas beaucoup plus quelque chose de l’ordre de la grammaire qui la commande ?
Encore, 12 décembre 1972

 

De 1711 à 1713, L’abbaye de Port-Royal des Champs, située dans la vallée de Chevreuse, est détruite sur l’ordre de Louis XIV. Le roi voit une menace dans le prestige intellectuel, moral et religieux de ce lieu clôturé, qui, sous l’autorité de l’abbé de Saint-Cyran et de la mère Agnès Arnauld, abrite le courant janséniste du catholicisme. Outre les Pensées de Pascal, publiées de façon posthume par les Messieurs – on les appelle aussi les Solitaires-, deux textes survivent dans le temps à la destruction  de l’édifice: La Grammaire générale et raisonnée d’Antoine Arnauld et de Claude Lancelot, publiée en 1660, et La Logique ou l’art de penser d’Antoine Arnauld et de Pierre Nicole, publiée de façon anonyme en 1662. Ces deux ouvrages sur « l’art de parler » et « l’art de penser »renouvellent l’étude du langage en s’appuyant sur les avancées de Descartes et de Pascal ; ils substituent à l’autorité du « bon usage » l’autorité de la raison et à l’étude des mots pris isolément, l’étude des opérations de la pensée à l’œuvre dans la parole. Ces textes, par la force et la nouveauté du propos, convainquent même les jésuites, peu favorables pourtant aux jansénistes, et qui ont la haute main sur l’enseignement. C’est ainsi que ces ouvrages, très souvent réédités, ont fait référence dans l’étude de la langue pendant deux siècles jusqu'à son renouvellement par la linguistique au XX° siècle. Les grands grammairiens du XVIII° siècle comme Du Marsais ou Beauzée s’en inspirent et Chomsky, dans sa Linguistique Cartésienne de 1966, voit dans la grammaire générale l’ancêtre de la grammaire générative.

La théorie du langage élaborée à Port- Royal est une théorie de la substance et du signe. Forte de l’appui trouvé dans les avancées de Descartes et en particulier dans sa distinction entre substance de la pensée et substance de l’étendue, cette grammaire invoque aussi, implicitement, la caution divine pour faire du langage le signe de la pensée, ce qui reste un thème philosophique vivace.

La confiance accordée au sens et la préférence donnée sur tout métalangage à la langue naturelle sont deux aspects de cette réflexion sur le langage qui m’ont retenue. Ce sont deux «  valeurs » de la culture littéraire qui font débat encore actuellement. Alors qu’elles se trouvent associées dans la Grammaire Générale, Lacan les dissocie complètement. On sait les limites qu’il assigne à l’imaginaire du sens. Quant à la langue naturelle, il en joue jusqu’au baroque, mais elle reste pour lui la référence, on peut dire, absolue, du parlêtre et de l’humain, le mathème et la logique étant subordonnés à la parole.

Le titre choisi, Du substantif à la substance jouissante, introduit au déplacement qui s’opère dans l’appréhension du langage, de Port-Royal à Lacan. Alors que le nom même de substantif, un néologisme créé par Port-Royal, est révélateur de l’accord entre substance de la pensée et substance de l’étendue qui fait du mot dans sa matérialité un signe de la pensée, la seule substance qu’invoque Lacan, de façon un peu provocatrice, est celle de la substance jouissante. La substance jouissante, c’est la jouissance du savoir inconscient, savoir fait d’un pur texte de signifiants. Elle a quelque chose d’absolu, au sens de libre d’attaches, en rapport avec la substance classique.

Ce qui m’a intéressée, c’est donc de relire les textes de Port- Royal, avec pour fil conducteur le jeu des signifiants de substance, signe, sens, naturalité de la langue. J’ai pu constater en suivant pas à pas les quatre opérations de l’esprit qui structurent sa conception du langage, concevoir, juger, raisonner, ordonner une sorte de fuite en avant, qui met à mal la notion même de substance. Cependant le souci permanent de Port-Royal de ne pas dissocier l’art de parler de l’art de penser , la dialectique revendiquée entre les deux arts, rapproche d’une certaine façon Port-Royal de Lacan et anticipe sur les réserves de Lacan à l’égard de la théorie linguistique de la communication, qui pourtant se revendique plus ou moins de l’autorité rationaliste de Port- Royal.

Je présenterai quelques éléments importants de cette théorie du langage, si toutefois on peut parler d’une seule théorie, puisqu’ il y a deux ouvrages, la Grammaire et La Logique. La Logique est publiée deux ans après la Grammaire, ce qui a son importance.

 

 

LA GRAMMAIRE GENERALE ET RAISONNEE 1660

Le titre complet de l’ouvrage est : Grammaire générale et raisonnée contenant les fondements de l’art de parler expliqués d’une manière claire et naturelle; les raisons de ce qui est commun à toutes les langues et des principales différences qui s’y rencontrent; et plusieurs remarques nouvelles sur la langue française.

Parler est un art. C’est une pratique, un exercice du langage. Cette pratique, selon la théologie, met l’homme au-dessous de l’ange. L’ange, comme le rappelle Lacan dans la leçon III du séminaire Encore , baigne dans le signifiant suprême ; il n’a pas besoin de mots, même s’il est messager, par l’ étymologie .Au contraire la nécessité de se servir de mots pour exprimer ses pensées étant un défaut à l’homme, elle l’incommode effectivement ; il voudrait s’en passer s’il le pouvait. La Perpétuité de la foi.

Le corps de l’homme fait obstacle ; il oblige à parler.

Le même langage met l’homme au-dessus de l’animal : Si la parole est l’un des plus grands avantages de l’homme, ce ne doit pas être une chose méprisable de posséder cet avantage avec toute la perfection qui convient à l’homme, qui est aussi de n’en avoir pas seulement l’usage mais d’en pénétrer aussi les raisons et de faire par science ce que les autres font seulement par coutume. Préface GPR p 2. Dans le séminaire Encore, Lacan renverse la distinction de la théologie et parle au contraire de la bêtise du signifiant. Qui veut faire l’ange fait la bête, dit Pascal. Et si quelque chose dans l’homme baigne dans le signifiant, c’est bien son corps. Le corps de l’homme, en particulier par le symptôme, est messager de ses signifiants.

La grammaire, générale et raisonnée, contient les fondements de l’art de parler. Les fondements de l’art de parler relèvent donc de l’écrit (gramma). Les auteurs suivant une ambition du XVII° siècle veulent donner au français, par leur réflexion sur la grammaire, le statut de langue universelle, comme le latin et le grec, peut-être pour rivaliser avec les langues de traduction de la Bible, l’allemand et l’anglais. Et cela par la mise à jour de mécanismes logiques généraux. Leur théorie du langage est d’abord une théorie du signe : le langage est signe de la pensée, il ne fait que codifier la pensée. D’autre part la grammaire est raisonnée car la signification se réfère aux opérations de la pensée.

 

Une théorie du signe :

Dans le séminaire Encore, Lacan rappelle que la subversion de Saussure ne tient pas à la distinction entre signifiant et signifié, cette barre entre signifiant et signifié qui distingue la représentation imagée de l’arbre de son écriture phonétique /arbr /. Elle tient à la priorité et à la primauté des oppositions distinctives de la chaîne signifiante sur le signifié. Ce que reprend Lacan dans sa doctrine du signifiant.

Les Stoïciens, Saint Augustin avaient déjà fait la distinction entre signifiant et signifié. C’est précisément cette distinction entre signifiant et signifié qui donne sa structure à La Grammaire : la grammaire, art de parler, use de signes que sont les sons et les voix (les mots) pour expliquer les pensées. D’un côté, la substance phonétique et graphique, de l’autre la signification. C’est le plan de l’ouvrage tel que l’annonce la fin de la première page :

La grammaire est l’art de parler.

Parler, est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein.

On a trouvé que les plus commodes de ces signes étaient les sons et les voix.
Mais parce que ces sons passent, on a inventé d’autres signes pour les rendre durables et visibles, qui sont les caractères de l’écriture, que les Grecs appellent
: d’où est venu le mot de grammaire.
Ainsi l’on peut considérer deux choses dans ces signes. La première ; ce qu’ils sont par leur nature, c'est-à-dire en tant que sons et caractères.

La seconde ; leur signification, c’est-à-dire, la manière dont les hommes s’en servent pour signifier leurs pensées

Nous traiterons de l’une dans la Première partie de cette Grammaire, et de l’autre, dans la seconde.GPR p 3 et 4

 

Phonétisation, plutôt que prononciation, et écriture de la parole s’opposent toutes deux en tant que signes au signifié de la pensée. Les auteurs se sont même interrogés sur la possible élaboration d’une écriture phonétique, unifiant son et lettre. Mais en dépit de quelques simplifications, ils ont reconnu une autonomie de la lettre : pour eux, le choix du caractère est porteur de sens, comme dans l’opposition entre chant et champ. La majuscule aussi a son importance pour commencer les périodes et distinguer les noms propres.

 

La distinction entre voyelles, consonnes, syllabes et mots s’appuie sur leur matérialité et leur rapport au corps : sont voyelles les sons simples nécessitant la simple ouverture de la bouche. Lancelot en dénombre dix ; sont consonnes les autres sons simples ; les syllabes, des sons complets (liés au repos de la voix, ce que prennent en compte les écritures syllabiques) ; le mot se distinguerait par son accent. Ce qui est important, c’est que sons, caractères et mots soient des signes dans leur matérialité physique et même corporelle.

 

De l’autre côté, ce que la parole a de spirituel, qui fait l’un des grands avantages de l’homme au-dessus de tous les autres animaux, et qui est une des plus grandes preuves de la raison : c’est l’usage que nous en faisons pour signifier nos pensée, et cette invention merveilleuse de composer de vingt-cinq ou trente sons cette infinie variété de mots, qui, n’ayant rien de semblable en eux-mêmes à ce qui se passe dans notre esprit, ne laissent pas d’en découvrir aux autres tout le secret, et de faire entendre à ceux qui n’y peuvent pénétrer, tout ce que nous concevons et tous les divers mouvements de notre âme. GPR p 45-46

La première partie de la Grammaire, Où il est parlé des Lettres et des caractères de l’Ecriture, s’oppose donc à la seconde partie, Où il est parlé des principes et des raisons sur lesquelles sont appuyées les diverses formes de la signification des mots, comme la substance étendue se distingue pour Descartes de la substance pensante. La phonétisation et l’écrit, c’est le corps ; la signification, c’est l’âme.

La formulation Les diverses formes de la signification des mots, loin de renvoyer à l’équivoque signifiante de l’inconscient, introduit tout de même un retournement dans la mesure où les mots ont une signification dépendant de quelque chose qui relève de la forme. Si la phonétisation des mots relève de l’agencement de vingt-cinq à trente sons, leur signification relève avant tout des opérations de la pensée qui leur donnent leur forme :

C’est pourquoi on ne peut bien comprendre les diverses sortes de significations qui sont enfermées dans les mots, qu’on n’ait bien compris auparavant ce qui se passe dans nos pensées, puisque les mots n’ont été inventés que pour les faire connaître.(ibidem)

 

 

Grammaire et opérations de la pensée

 

Dans la grammaire, art de parler, il est déjà question de la logique, art de penser. L’une et l’autre ont pour base commune, selon Port-Royal, l’affirmation présente dans le verbe et la proposition. Dire La terre est ronde ou Pierre vit, ce qui est analysé par la paraphrase canonique Pierre est vivant, est moins une affaire de savoir ou de vérité qu’un acte volontaire.

La Grammaire de 1660 fait alors dépendre les faits de langage de trois opérations de la pensée : concevoir, juger, raisonner. Mais elle s’en tient aux deux premières : d’abord, en ce qui concerne le concevoir, elle fait l’étude des objets de la pensée ; cela conduit à la définition du substantif et de ce qui se rapporte au groupe nominal : adjectif, article, préposition, pronom et adverbe. Ensuite, pour l’opération de juger, celle des manières de penser, qui n’est qu’esquissée, avec l’étude du verbe, de la proposition ; y sont reliés la conjonction et l’interjection.

Les champs respectifs de la grammaire et de la logique se recouvrent. Et comme il est plus court de dire que tout ce qui est utile à la fin de chaque art lui appartient, une sorte de dialectique s’opère entre les deux ouvrages, Grammaire et Logique . Par exemple, l’étude d’un pronom appelé relatif ou l’examen d’une règle, qui est qu’on ne doit pas mettre le relatif après un nom qui est sans article (texte introduisant une réflexion sur la notion de déterminant) sont deux chapitres de la Grammaire. Mais c’’est dans la Logique qu’est approfondie la distinction entre les incidentes (ou relatives) déterminatives et descriptives, importante pour la théorie du syllogisme. La limitation en fait trop stricte du domaine de La Grammaire de 1660 découle de cette théorie des opérations de la pensée. Tout ce qui relève de l’affirmation et du jugement est déjà de la logique: la logique, étant fondée sur les mêmes principes que la grammaire peut extrêmement servir pour l’éclaircir.

 

 

 

 

LA LOGIQUE OU L’ART DE PENSER 1662

 

Dans La Grammaire, la logique se définit de référer les faits de langage aux opérations de la pensée.

La Logique de Port-Royal étudie l’une après l’autre ces opérations de la pensée ; c’est ce qui donne sa composition à l’ouvrage. Les auteurs ajoutent aux trois opérations de concevoir, juger, raisonner celle d’ordonner. Ordonner, ou la méthode, s’inspire largement de Descartes et en particulier de ses Regulae (écrites dès 1627, publiées seulement en 1701, dont Arnauld avait eu entre les mains un exemplaire) et des Pensées de Pascal (il vient de mourir en 1660), que n’avait pas encore publiées Port-Royal, en particulier des textes sur l’infiniment petit, les puissances trompeuses, les trois ordres et le pari.

 

 

Concevoir, ou les objets de la pensée

Une première définition du néologisme qu’est le nom substantif sert de point de départ à la présentation :
On appelle concevoir la simple vue que nous avons des choses qui se présentent à notre esprit, comme lorsque nous nous représentons un soleil, une terre, un arbre, un rond, un carré, la pensée, l’être, sans en former aucun jugement exprès ; et la forme par laquelle nous nous représentons ces choses s’appelle idée LPR I 1(30)

Concevoir est autre chose qu’imaginer ; alors qu’on peut (se) représenter par l’imagination un triangle, on n’imagine pas une figure à mille angles mais on en conçoit l’idée. On en a l’idée. Le mot idée repris à Platon remplace celui de concept de la scolastique.
Nous ne pouvons avoir aucune connaissance de ce qui est hors de nous que par l’entremise des idées qui sont en nous LPR I 1

Cette adéquation entre mots et pensée est toutefois capricieuse : comment rendre compte par exemple du genre des mots s’il est vrai qu’il est lié à une différence extrêmement considérable qui est celle des deux sexes ? GPR II 5(54-55) Comment rendre compte du sens des prépositions à, de, par, pour etc…J’ajouterais: quelle signification concevoir pour l’indéfini non ami ?
Concevoir, simple regard de notre esprit sur les choses permet de distinguer entre les objets de nos pensées : Les objets de nos pensées sont ou les choses, comme la terre, le soleil, l’eau, le bois, ce qu’on appelle ordinairement substances ; ou la manière des choses, comme d’être rond, d’être rouge, d’être dur, d’être savant, etc…, ce qu’on appelle accident(…) Les substances subsistent par elles-mêmes, au lieu que les accidents ne sont que par les substances(…)Ceux qui signifient les substances ont été appelés noms substantifs, ceux qui signifient les accidents, noms adjectifs »

 

Cette distinction d’ordre philosophique et sémantique entre les néologismes que sont noms substantifs et noms adjectifs fait bientôt place à une distinction plus formelle : Il se trouve qu’on ne s’est pas tant arrêté à la signification qu’à la manière de signifier. Car, parce que la substance est ce qui subsiste par soi-même, on a appelé noms substantifs tous ceux qui subsistent par eux-mêmes dans le discours sans avoir besoin d’un autre nom, encore même qu’ils signifient des accidents. Et au contraire on a appelé adjectifs ceux mêmes qui signifient des substances, lorsque par leur manière de signifier ils doivent être joints à d’autres noms dans le discours» Ainsi rouge ou humain marquant confusément le sujet de la rougeur ou de l’humanité ne peuvent subsister seuls dans le discours ; ce sont des adjectifs tandis que homme, rougeur mais aussi humanité, n’étant pas marqués de cette confusion sont substantifs même s’ils « signifient » un accident.

Dans cette seconde étape, la définition du substantif ou de l’adjectif n’est plus sémantique, elle est syntaxique. Le mot qui a besoin d’un sujet est l’adjectif, par exemple rouge, humain. Est substantif au contraire le mot qui peut occuper la position de noyau d’un groupe nominal ou de sujet d’une proposition, par exemple homme, rougeur, humanité; un mot subsistant par lui-même dans le discours.

L’idée associée au substantif peut alors être définie en compréhension ou en étendue :

J’appelle compréhension de l’idée, les attributs qu’elle enferme en soi, et qu’on ne peut lui ôter sans la détruire, comme la compréhension de l’idée de triangle enferme extension, figure ,trois lignes, trois angles, et l’égalité de ces trois angles à deux droits, etc…La compréhension est collection de prédicats, dit Recanati, dans la leçon II d’Encore. Le triangle est une figure/a trois angles/a trois lignes etc…

J’appelle étendue de l’idée les sujets à qui cette idée convient(…) comme l’idée du triangle en général s’étend à toutes les diverses espèces de triangles. La rougeur s’étend à l’homme, au soleil, etc  L’extension de prédicat, rouge donnant rougeur, est une nominalisation, un substantif. C’est différent de l’étendue de l’idée, qui s’étend aux diverses espèces de sujets, comme une nominalisation est différente d’une structure de groupe.

Par un retournement et une anticipation sur l’opération de la pensée suivante, qui est celle de juger, le substantif trouve donc sa substance, sa capacité à se soutenir par soi-même, dans la syntaxe de la proposition : il est support du jugement en tant que sujet ou attribut. Le changement d’opération de la pensée de concevoir à juger fait passer le substantif de substance dans la pensée à substance dans la proposition, de substance sémantico-philosophique à substance syntaxique.

On comprend alors que l’étude de l’article n’a plus grand-chose de philosophique ni de sémantique ; elle débouche sur sa fonction grammaticale qui est de déterminer la signification des substantifs : ce statut de déterminant est une nouvelle fonction dans l’analyse du groupe nominal qui permet d’unifier la fonction syntaxique de tous les autres déterminants du nom, démonstratifs, numéraux. Cette première opération de concevoir implique une fuite en avant vers celle de juger et met à mal la théorie du signe.

 

Juger, ou l’affirmation

On appelle juger l’action de notre esprit par laquelle, joignant ensemble diverses idées, il affirme de l’une qu’elle est l’autre ou nie de l’une qu’elle soit l’autre, comme lorsqu’ayant l’idée de la terre et l’idée de rond, j’affirme de la terre qu’elle est ronde, ou je nie qu’elle soit ronde LPR30

Ce n’est qu’au chapitre XIII de la seconde partie de la Grammaire qu’intervient le verbe, qui met en jeu une seconde opération de la pensée, juger. Le jugement est un élément commun à la grammaire et à la logique; Le jugement n’est plus simple vue de l’esprit. Il n’est pas non plus vérité, la vérité relevant pour une large partie de Dieu. Il est acte. Il permet d’affirmer ou de nier.

Le jugement prend la forme d’une proposition constituée d’un sujet et d’un prédicat est Attribut (ce qui était déjà l’analyse scolastique)

La terre est ronde.
Pierre vit,
est analysé par la paraphrase Pierre est vivant
L’homme court,
est analysé par L’homme est courant
L’homme est,
par l’homme est étant

Une question se pose : pourquoi les Messieurs, qui considèrent le langage naturel comme suffisant pour argumenter, ont recours à une paraphrase aussi peu naturelle pour leur analyse de la proposition ?

L’importance accordée à, disons cette fois-ci, la périphrase est Attribut est liée à la fonction du verbe :

Le verbe est un mot dont le principal usage est de signifier l’affirmation, c’est-à-dire de marquer que le discours où ce mot est employé, est le discours d’un homme qui ne conçoit pas seulement les choses, mais qui en juge et qui les affirme

Les modalités non déclaratives( non affirmatives) sont subordonnées à cette modalité principale :

J’ai dit que le principal usage du verbe était de signifier l’affirmation, parce que nous ferons voir plus bas que l’on s’en sert encore pour signifier d’autres mouvements de notre âme, comme désirer, prier, commander, etc.GPR p 109

Le verbe être se voit attribuer le statut particulier de verbe substantif. En quoi est-il substantif ? Comme n’importe quel verbe, il soutient l’affirmation. Mais lui seul soutient l’analyse de n’importe quel prédicat par la paraphrase canonique est Attribut ; il est la forme sémantiquement vide du prédicat : il marque l’acte d’affirmer. Parler est acte de l’entendement et de la volonté.

Etre marque moins le lien que l’affirmation. Il ne marque pas l’existence. Il ne marque pas l’essence. La vérité n’est pas vraiment en jeu, nous l’avons vu.

Port-Royal présente comme une évidence l’homologie entre l’analyse aristotélicienne de la proposition en parties du discours : Sujet / Prédicat et l’analyse cartésienne du jugement, faisant intervenir l’entendement pour le sujet et l’attribut et la volonté pour l’affirmation ou la négation: Sujet/ est/ Attribut

La négation est réduite à l’acte de nier le lien entre sujet et attribut.

Pourquoi cette décomposition entre substances de l’entendement (sujet et attribut) et substance de la volonté (verbe être) ? Pourquoi ne pas garder l’analyse aristotélicienne en sujet/prédicat , quitte à donner au verbe du prédicat la substance de l’affirmation ? Une hypothèse serait qu’il s’agit de préparer ainsi au syllogisme de la troisième opération de la pensée, raisonner, qui repose sur des inférences prenant appui sur le verbe être.

Le présupposé de départ que le mot est signe de l’idée, que le langage est signe de la pensée, expose à une fuite en avant qui fait que le mot est se trouve être le signe de l’affirmation, au détriment du naturel de la formulation cher à Port-Royal. N’est-ce pas de là que provient le faux problème de l’être, de supposer un être métaphysique là où il n’y a que signe de l’affirmation ?La paraphrase canonique de la proposition à l’aide du verbe être perpétue une confusion, pour employer les termes de Port- Royal, sur le statut de ce verbe être : simple copule marquant l’affirmation, pour les Messieurs, en relation avec la doctrine cartésienne de la volonté, il favorise en fait les développements sur l’essence et peut-être l’existence relevant du glissement du signifiant.

En tout cas il semble bien que l’on peut situer dans cette articulation le glissement de l’emploi du mot substance comme étant le propre du substantif au propre de la substance pensante de Descartes : la pensée ou substance pensante caractérise le sujet qui pense avec son entendement et sa volonté. I 15

La substance d’Aristote lorsqu’elle devient substantif, avec Port-Royal, devient substance syntaxique. Descartes à son tour déplace la substance de la phrase au je du sujet, à celui qui pense, à la pensée.

S’inspirant de la substance pensante de Descartes, Lacan propose le nouveau signifiant de substance jouissante où la jouissance relève des opérations psychiques de l’inconscient et prend la forme de la répétition signifiante. Comme le montrent les développements du séminaire Encore, ce signifiant nouveau subvertit la division cartésienne entre substance pensante et substance étendue, entre âme et corps : c’est peut-être l’enjeu du développement sur la bêtise du signifiant dans la leçon III. Le signifiant est pour Lacan du côté du corps ; la pensée est jouissance du signifiant.

 

Raisonner, ou le syllogisme

On appelle raisonner l’action de notre esprit par laquelle il forme un jugement de plusieurs autres ; comme lorsqu’ayant jugé que la véritable vertu doit être rapportée à Dieu, et que la vertu des païens ne lui était pas rapportée, il en conclut que la vertu des païens n’était pas une véritable vertu LPR 30

Le raisonner n’a pas la cote à Port-Royal.

Le peu d’estime de Port-Royal pour les développements de la logique comme « nécessité de discours » se reconnaît au fait qu’Arnauld se fait fort d’apprendre en quatre ou cinq jours au jeune duc de Chevreuse tout ce qu’il y avait d’utile dans la logique.LPR p 7. Le lecteur est autorisé à sauter les chapitres III à XII, contenant des choses subtiles et nécessaires pour la spéculation de la logique, mais qui sont de peu d’usage.

Cette désaffection apparaît surtout dans le maniement de la logique :

Un indice en est le désintérêt pour l’affirmation logique élémentaire  A est A, sur laquelle pourtant s’appuyait déjà la logique scolastique : Une proposition oiseuse et vaine, vaine et ridicule .Perpétuité de la foi ALP p263. Lacan met en évidence la coupure signifiante entre d’un côté le principe d’identité de la logique A est A et de l’autre le glissement du signifiant dans une proposition comme La guerre, c’est la guerre ou Mon grand-père, c’est mon grand père. Cette opposition distinctive est une façon de reconnaître la pertinence du principe d’identité pour la logique !

Le refus des variables et la préférence donnée à l’exemple concret est à relier à la faveur attribuée à la parole et à l’intelligence du sens. Mais ils masquent l’importance de l’écrit des places A ou B désignée par les variables et bloquent le déploiement discursif de la logique.

Le raisonner se fait comme pour Aristote et la scolastique par le syllogisme, c'est-à-dire par le détour qui consiste, pour prouver que A est B, à recourir à un troisième terme appelé moyen terme, C, grâce auquel un jeu d’inclusion se fait, mettant en rapport, pour le premier type de syllogisme trois propositions de la façon suivante : 
Tout C est B ; A est C ; A est B
Port-Royal récusant l’emploi de variables, le syllogisme du premier type a pour exemple :
Tous les animaux sont mortels ; Les hommes sont des animaux ; Les hommes sont mortels.

Insensibles à l’équivoque signifiante de ce syllogisme, les auteurs rappellent que la conclusion du syllogisme n’apporte pas plus d’information que les prémisses ; le cheminement logique a donc pour visée l’identification d’un élément à une catégorie, un genre, une espèce. Comme le propose J.C Pariente dans L’Analyse du langage à Port-Royal, la conclusion se réduit à la proposition : le sujet de l’idée de C est sujet de l’idée de B. Toute idée qui est le sujet de l’idée d’homme est le sujet de l’idée d’animal.

Du raisonnement logique, Port-Royal retient le détour par une plus grande complexité (le recours au moyen terme) mais pas les possibilités d’invention propres à la stricte nécessité de discours qu’est la logique.

Le syllogisme d’Aristote, présenté sous forme de condition, est lui aussi constitué d’une seule phrase avec des variables mais, à la différence de Port-Royal, il s’agit d’une phrase complexe sans verbe « être » (on trouve les verbes « est affirmé, est dit de » « revient, appartient à ») ; ce qui rend non pertinentes les discussions sur l’ontologie à partir de ce verbe. Le syllogisme est de la forme : Si A est dit nécessairement de B et B de C, il est alors nécessaire que A appartienne à C.

 

 

Le syllogisme étant réduit au jugement, la lumière naturelle du sens, suffit à distinguer les syllogismes bien et mal formés : Nous raisonnons naturellement ; il faut examiner la solidité d’un raisonnement par la lumière naturelle…car c’est le sens qui doit permettre d’interpréter la forme Perpétuité de la foi

 

Le raisonnement est considéré comme un simple déploiement du jugement ; on ne peut avoir plus dans la conclusion que dans les prémisses. Et la plupart des erreurs proviennent de prémisses fausses et non d’erreurs d’articulation logique dans les inférences. C’est ainsi que même un syllogisme apparemment mal formé, puisque les sujets grammaticaux ne sont pas les sujets logiques, peut être d’emblée reçu comme acceptable :

Dieu veut qu’on honore les rois ; Louis XIV est roi ; Louis XIV doit être honoré

Le sujet logique de la première phrase est d’après la lumière naturelle du sens « Les rois ».Les acquis de la linguistique transformationnelle permettent d’articuler formellement ce qui était alors intuition, puisqu’il suffit de trois transformations pour rendre canonique la première phrase :

1=Dieu dit qu’on doit honorer les rois
2=On doit honorer les rois, selon Dieu
3=Les rois doivent être honorés, selon Dieu

Cet exemple fait sentir que ce que l’on comprend par la lumière naturelle, c’est un « non su » qui peut être su par le développement d’articulations pertinentes. Le syllogisme n’ayant que trois variables l’intelligence du sens peut suppléer au cheminement logique. C’est loin d’être toujours le cas dans le raisonnement. De toute façon, il faut distinguer ce non su de l’esclave Ménon qui peut être su du non su de l’inconscient, rappelait Jorge Cacho, lors de la première séance des Mathinées Lacaniennes. Ce non su-là, inaccessible par la pensée rationnelle est plutôt de l’ordre de la surprise.

La constitution d’un savoir intéressait moins Port-Royal que l’intelligence des choses. C’est peut-être l’ « angélisme » de Port-Royal qui se manifeste dans son souci de réduire le raisonnement au jugement. Jean-Claude Pariente souligne l’opposition entre Chomsky et Arnauld : Si une grammaire générative est une théorie de la production des énoncés, une grammaire générale du moins dans la version de Port-Royal s’assigne pour objectif de retrouver derrière l’expression la trace des opérations spirituelles et elle dépend et s’ordonne presque toute entière à ce paradoxe d’être une théorie de la dissolution des énoncés.

Port-Royal traduit en un sens une régression par rapport à la scolastique médiévale: par méfiance du langage, les Solitaires sous-estiment la fécondité du discours de la logique.

Partant du signe et du signifié, Port-Royal est contraint à une fuite en avant d’une opération de l’esprit à l’autre, du fait de l’intrication des opérations entre elles, jusqu’à s’engager dans le Pari de la vie éternelle. La démarche de Lacan comme celle de Saussure part de la chaîne signifiante, La vérité je parle, et s’en tient à la scansion de la répétition et des oppositions, qui s’éventaille du phonème à la locution figée, si ce n’est à l’histoire qu’on se raconte à soi-même.

 

Ordonner, ou la méthode

On appelle ordonner l’action de l’esprit par laquelle, ayant sur un même sujet, comme le corps humain, diverses idées, divers jugements et divers raisonnements, il les dispose de la manière la plus propre pour faire connaître ce sujet. C’est ce qu’on appelle encore méthode.

La quatrième partie de La Logique, consacrée à l’opération d’ordonner, écrite par Arnauld seul, n’apparaît pas dans La Grammaire. Elle concerne moins la théorie du langage que la question du savoir, que ce soit le savoir qu’on acquiert ou celui qu’on démontre, dont on veut persuader ou convaincre. Elle est centrée sur les limites de la raison. Présentant avant leur publication les grands textes de Pascal mort en 1660 sur les deux infinis, les puissances trompeuses (de l’imagination, de l’amour- propre, de la coutume), le pari, les trois ordres, elle met l’accent sur l’infirmité humaine : il existe des non concevables par la raison ; la raison même conduit à accepter des non démontrables.

Selon Arnauld, la connaissance procédant de l’évidence s’appelle intelligence. Nous en avons vu un exemple avec l’intelligence du syllogisme mêlant sujet grammatical et sujet logique. Celle qui procède de l’autorité des hommes ou de Dieu s’appelle foi. Celle qui procède de la raison s’appelle opinion si elle s’accompagne d’un doute et science, si la raison produit une entière conviction.

La science ; la raison

La science, selon Port-Royal, permet d’accéder à des connaissances certaines et à des connaissances incertaines comme le sont celles des philosophes.

Les règles de la méthode, inspirées par Descartes, visent moins à maîtriser un savoir par la raison qu’à trouver les moyens d’éviter l’erreur. Le travail de la raison est de lever les équivoques d’intention, de hasard, d’erreur (Comment comprendre par exemple Le sens de Jansénius est hérétique, texte de la condamnation de Jansénius par l’Eglise ?), de traquer les erreurs qui tiennent au corps, au langage, à la formulation linguistique, au raisonnement (LPRI 9 I 10 III 20). Et comment parer à la semblance de Montaigne, qui fait que je me trompe et que je n’en sais rien ?

Les connaissances incertaines de la philosophie sont d’autant moins accessibles que l’on ne reconnaît pas que certaines connaissances sont impossibles, qu’il existe une ignorance nécessaire.

Notre esprit qui est fini et borné ne peut comprendre l’infini ni Dieu, ou plutôt, ce sont choses incompréhensibles dans leur manière mais certaines dans leur existence. En témoignent l’infiniment petit, l’incommensurabilité de deux longueurs, la divisibilité à l’infini de la matière. Les problèmes qui consistent à trouver un espace infini égal à un espace fini nous obligent à avouer qu’il y a des choses qui sont, quoique (notre esprit) ne soit pas capable de les comprendre. Suit une expérience illustrant ce double constat : Si l’on prend la moitié d’un carré, et la moitié de cette moitié et ainsi à l’infini, et que l’on joigne toutes ces moitiés par leur plus longue ligne, on en fera un espace d’une figure irrégulière, et qui diminuera toujours à l’infini par l’un des bouts, mais qui sera égal à tout le carré. LPR p 280

 

La foi ; l’autorité des hommes et de Dieu

Le miracle

Arnauld n’écarte pas à la différence de la religion prétendue réformée la possibilité de miracles. Sans doute en avait-il une expérience personnelle ; Philippe de Champaigne a représenté dans un tableau de 1662 la guérison miraculeuse d’une paralysie en 1652 de sa propre fille Catherine, religieuse à Port- Royal, après une neuvaine prescrite par la mère Agnès Arnauld.

Il argumente en s’appuyant sur un chapitre de la troisième partie, concernant non la foi divine mais la foi humaine : De la loi concernant la croyance dans les événements qui concernent la foi humaine LPR III 20, selon laquelle la seule possibilité d’un événement n’est pas une raison suffisante pour me le faire croire(…) qu’il faut prendre garde à toutes les circonstances qui l’accompagnent, tant intérieures qu’extérieures et d’autre part sur sa condamnation de la présomption :Il y a une sotte simplicité qui croit les choses les moins croyables ; mais il y a aussi une sotte présomption qui condamne comme faux tout ce qui passe les bornes étroites de son esprit

Le sommeil et la folie

Arnauld accepte l’éventualité d’un sujet pensant dans le sommeil et la folie: Soit qu’il dorme ou qu’il veille, soit qu’il ait l’esprit sain ou malade, soit qu’il se trompe ou qu’il ne se trompe pas, il est certain au moins, puisqu’il pense, qu’il est et qu’il vit, étant impossible de séparer l’être et la vie de la pensée et de croire que ce qui pense n’est pas, et ne vit pas.LPR p

Comme Descartes, Arnauld parvient à ces indémontrables que sont les termes de pensée, d’être. Ils sont du nombre de ceux qui sont si bien entendus par tout le monde qu’on les obscurcirait en voulant les expliquer LPR I 1

Pourtant ce qu’il décrit est moins la pensée telle qu’elle est définie dans la Logique par ses quatre opérations que l’activité psychique en général. Se pose alors la question d’un sujet de l’activité psychique, dans l’erreur, le rêve et la folie.

 

L’Autre non barré

De l’observation que la raison n’interdit pas la foi religieuse, La raison et la foi s’accordent parfaitement,( LPR p 8) Arnauld passe directement à l’injonction de croire, assumée avec un sainte désinvolture, puisque pour paraphraser Pascal, selon lui, la logique se moque de la logique :

Ce qui suffit à toutes les personnes raisonnables pour leur faire tirer cette conclusion, par laquelle nous finirons cette logique, que la plus grande de toutes les imprudences est d’employer son temps et sa vie à autre chose qu’à ce qui peut servir à en acquérir une qui ne finira jamais, puisque tous les biens et les maux de cette vie ne sont rien en comparaison de ceux de l’autre, et que le danger de tomber dans ces maux est très grand, aussi bien que la difficulté d’acquérir ces biens.

Cette phrase montre un lien entre ce qu’on peut appeler une défense (se garantir de la plus grande de toutes les imprudences) et le basculement dans la foi religieuse, l’Autre non barré.

Une telle expérience ne décrit-elle pas l’entrée dans la jouissance Autre dont parle Lacan dans le séminaire Encore ? Peut-on dire qu’elle s’accommode trop bien de l’impasse faite par les Solitaires sur la sexualité?

L’ignorance nécessaire d’Arnauld peut évoquer l’importance du manque dans la doctrine psychanalytique. Pas de forclusion de la castration à Port-Royal. Mais Arnauld ne fait pas pour autant le pas qui consisterait à continuer à élaborer sa théorie du langage avec son n’en vouloir rien savoir, dans la subversion signifiante que donne Lacan à l’expression freudienne :

Je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement, c’était quelque chose de l’ordre du j’n’en veux rien savoir Encore Leçon I

 

 

 

S’il faut conclure sur ce qui est un survol de la Grammaire Générale et Raisonnée et de la Logique de Port-Royal , je mettrai l’accent sur les points suivants :

Le cheminement de Lacan se caractérise par une dialectique avec les autres savoirs. Le rationalisme de la Logique de Port- Royal l’a vivement intéressé parce que Port-Royal prend en compte la matérialité de la parole et les opérations de la pensée, mises en lumière avant eux par Aristote et Descartes. Ces opérations de la pensée rationnelle sont un pas fait vers la reconnaissance des opérations psychiques en général.

Mais Port-Royal donne aussi l’illustration de certaines impasses du rationalisme, en particulier la façon dont coexistent pour le même sujet l’extrême rationalité et la jouissance Autre de la foi religieuse, comme si le fait de parvenir rationnellement aux indémontrables que sont la pensée et l’être avait pour seule issue le basculement dans le mysticisme.

Néanmoins, revenant à mon interrogation de départ - pourquoi cette prévalence de la langue naturelle à Port-Royal, pourquoi cette dialectique revendiquée entre l’art de penser de l’art de parler ? – je dirais que c’est un garde-fou contre trop de rationalisme.

La langue naturelle véhicule l’imaginaire du sens mais elle reste lestée par le symbolique et le réel. J’opposerai Port-Royal à Chomsky. Chomsky subordonne l’étude de la langue à la logique, en privilégiant la structure profonde de la phrase, une structure arborescente, par rapport à la structure de surface. Pour Port-Royal, la « structure de surface » qu’est la langue naturelle est prévalente, et le métalangage de la grammaire reste subordonné à la langue naturelle, de même que le raisonnement en œuvre dans le syllogisme reste subordonné au jugement présent dans la proposition. Est-ce que la bande de Moebius de Lacan ne fait pas de ces oppositions une dialectique, dialectique de la profondeur et de la surface, du métalangage et du langage, de l’écrit et de la parole. Les phrases inachevées de Schreber en sont un témoignage clinique et mettent à découvert ce jeu entre grammaticalité et langue naturelle. Mais si Lacan par ses mathèmes propose une formalisation des faits de langage, il subordonne ses mathèmes à une parole qui les prend en compte. Sil n’y a pas quelqu’un pour en parler, ils restent lettre morte

Lacan conteste aussi un autre aspect du rationalisme de la linguistique, en s’en prenant en particulier à la théorie de la communication. Là où le schéma de la communication de Jakobson fait état d’un transfert de message entre un émetteur et un récepteur, transfert rendu possible par la simple existence d’un référent commun, d’un contact et d’un code, Lacan s’interroge. La notion de référent ? Celui qui parle ne sait pas ce qu’il dit. Le transfert de message ? Toute parole est cri et demande. (Peut-on dire, par parenthèse, qu’en dépit de son caractère d’écrit, cette Logique est un cri. C’est le cri d’une œuvre engagée, pour défendre Jansénius, Descartes, Pascal contre l’Eglise). La notion de contact, celle d’émetteur et de récepteur ? Le sujet reçoit son propre message sous une forme inversée. Le code ? Lalangue propose des ressources infinies qui dépassent celles d’une langue précise. Que l’on pense à l’exemple donné par Freud d’un mot allemand Glanz noué au mot anglais glance dans un symptôme qu’il décrit.

.

Lacan reprend la découverte freudienne : «  Moi la vérité je parle ». Comme Freud, il fait du langage le lieu de la vérité, une vérité seulement mi-dite. Mais il subvertit les mots de Socrate : « Je sais que je ne sais rien. » Socrate parle d’un savoir insu qui peut être su ; Lacan fait  du trou dans le savoir, le savoir même. Pour faire référence de nouveau au séminaire d’ouverture des Mathinées 2009-2010, le je ne peux rien en savoir devient un je n’ veux rien en savoir, permettant de prendre les choses autrement.

 

 

 

 

 

NOTES

Substance ; nom que l’on peut associer au verbe latin substare : se tenir sous, tenir bon. C’est un mot de la scolastique qu’on pourrait définir comme ce qui se soutient par soi-même. Le Père, le Fils l’Esprit-Saint sont trois substances du Dieu chrétien; l’étymologie latine du mot ne doit pas faire oublier qu’il provient, par le biais de la traduction en latin des textes transmis par les Arabes au moyen-âge, d’un Grec, Aristote.

Aristote, lecteur de Platon, se détache de lui en opposant au concept d’idée ou eidos celui d’hypostase, traduit en latin substance. L’idée platonicienne est à la fois forme et intelligibilité : l’idée de cheval, c’est le cheval en soi, comme le beau, le bon en soi, à côté desquels un cheval, un homme beau ou bon ne sont que des ombres. Pour Aristote, on ne peut parler que de ce qui existe, d’une hypostase, qu’on peut traduire par support, point de départ, appui. La scolastique traduit en latin hypostase par substantia, traduit en français dans la tradition savante substance. Mais le mot fait aussi référence à l’ousia, l’être de la tradition philosophique.

Qu’est-ce que donc que la substance ? C’est la chose qui est. La chose qui subsiste. Ce n’est pas certes la matière ; des cailloux en tas sont matière de la maison, ainsi que les poutres. Mais on n’habite pas un tas de cailloux. Encore faut-il que les matériaux soient ordonnés selon un certain plan, une certaine idée, et qu’à la cause matérielle, s’ajoute une cause formelle, qui est le plan ou si l’on veut la forme et la disposition qu’ont pris les éléments matériels qui composent la maison.(…)Matière et forme sont donc les deux premières causes de la substance.(…) A ces deux causes s’ajoute la cause efficiente ou motrice, l’agent transmettant à l’élément passif sa forme(…)enfin l’analyse des causes se trouve complétée par la postulation de la cause finale , qui ne fait qu’un avec l’essence, la fin étant la forme non encore possédée ou conquise, à laquelle aspire la matière (….) On comprend que la science de la substance soit en même temps la science des quatre causes. La Philosophie Antique , Jean- Paul Dumont.

Lacan dans la seconde leçon d’Encore s’inspire de cette analyse pour évoquer les quatre causes que constitue le signifiant

 

 

 

Bibliographie

 

Arnauld, A. et Lancelot, C : Grammaire générale et raisonnée, Paris, 1660. Abrégé en GPR. Les références renvoient à la réimpression par Slatkine Reprints, Genève, 1993 de l’édition de 1846.

Arnauld, A. et Nicole, P.: La Logique ou l’art de penser, Paris, 1662. Abrégé en LPR. Réédition 1992, Collection Tel gallimard.

Arnauld, A. : La perpétuité de la foi (…), Paris, 1669-1672

Blanché, R. : La logique et son histoire, Paris, 1970, Armand Colin

Pariente, J-C : L’analyse du langage à Port-Royal, Paris, 1885, Editions de Minuit. Abrégé en ALPR.

Et le séminaire Encore

 

Maryvonne Lemaire, 21 janvier 2010