Mathinées lacaniennes
La nomination imaginaire, à quoi ça sert? texte d'Angela Jesuino
La nomination imaginaire, à quoi ça sert ?
« Trop tard pour les origines il ne reste que l’avenir »
Fabienne Jacob
Je vais essayer d’aller directement au cœur de mon propos et ce d’autant plus que nous avons avec Jeanne Wiltord qui vient d’intervenir, des point communs et des points de divergences car les différentes colonisations - française aux Antilles, portugaise, au Brésil - ne produisent pas les mêmes effets.
Au fond j’ai deux questions, ce qui me semble être déjà largement suffisant. La première est celle-ci : par quel effet de nouage une société tient ? Comment on noue réel et symbolique dans les sociétés issues de la colonisation et quel part l’imaginaire prend dans ce nouage ? La deuxième est la conséquence de la première: pour écrire cette clinique subjective et sociale à laquelle nous avons affaire, il nous faut un nœud à trois ou un nœud à quatre ?
Voilà les questions de départ.
Si nous partons du nœud à quatre la question se double de celle-ci : qu’est-ce qui peut venir faire nomination dans ce type de société et avec quels effets pour le nouage Réel, Symbolique, et Imaginaire? Est-ce que la nomination imaginaire proposée par Lacan à la fin de RSI - et pas reprise après - est susceptible de venir éclairer par son écriture, la clinique qui est en jeu ? Quelle est son efficace ? Qu’attrape-t-elle dans son filet ? A quoi ça sert ?
Voilà l’enjeu.
Pour étayer l’hypothèse que la nomination imaginaire est celle qui peut prévaloir dans la clinique de la nomination au Brésil, je vais soulever seulement 2 points :
1- la prévalence du prénom en détriment du nom
2- la prégnance du corps et du corps dans sa jouissance dans le lien social.
En ce qui concerne le Brésil c’est le prénom qui vient faire nomination pour un sujet, voire l’inscrire dans une lignée. On peut trouver dans une même fratrie des prénoms qui commencent avec la même lettre, ou alors des prénoms qui varient à peine d’une lettre, ou encore des prénoms inventés à partir des bouts des prénoms du père et de la mère et ainsi de suite. On peut aussi avoir le cas de figure où le patronyme se substitue au prénom et fonctionne comme tel. Le prénom prévaut à chaque fois sur le nom. Il y a bien sur des raisons historiques à cela et nous avons déjà consacré quelques séances de travail à la Maison de l’Amérique latine à ces questions qui ont trait entre autres au traitement du nom et sa transmission chez les esclaves et chez les marranes. Je ne pourrais pas reprendre tout ce développement ici aujourd’hui.
Mais prenons un exemple de notre actualité :
Nous avons élu un président de la République en votant pour un sobriquet : LULA qui d’ailleurs a dû être inscrit par la suite dans son nom de famille pour que l’élection puisse avoir valeur légale. Ce sobriquet est d’ailleurs très courant au Brésil pouvant être attribué à tous les Luis, qui est le prénom de l’ex-président.
Nous pouvons mesurer l’impact politique d’une telle modalité de nomination qui a certainement œuvré pour la popularité de Lula en donnant un socle à son charisme. Nous pouvons soulever l’hypothèse que c’est grâce à cette modalité de nomination que le peuple brésilien a pu se trouver dans une proximité imaginaire avec le chef de la nation et se reconnaitre en lui.
Nous pouvons également mesurer l’impact social de ce type de nomination. Le privilège accordé au prénom en détriment de la fonction symbolique du nom balaye du même coup la généalogie, l’origine, l’histoire, le lieu. Cela facilite surement un certain modèle d’intégration qui est le nôtre et qui ont peut résumer ainsi : « nous sommes tous brésiliens » et ce, je dois dire, dès la première génération. De ce fait, il me semble, nous sommes moins enclins à des revendications communautaires. D’ailleurs on peut faire l’hypothèse que Brasil est somme toute le seul patronyme qui vaille. Et pourquoi pas ? Selon Caetano Veloso, chanteur et grand poète brésilien « Le Brésil est avant tout un nom…Ce nom me parait non seulement beau mais j’ai de lui depuis toujours une représentation interne une et satisfaisante » Cela explique peut-être notre grande susceptibilité et notre amour de la « brasilianité ». Nous pouvons penser ici à un coup de force de la nomination qui sert à instaurer le Un imaginaire de la nation.
Quid de l’impact pour le sujet ? A quoi ça sert encore une fois ? Ca sert à nouer Réel et Symbolique par un faux trou imaginaire. Quelles en sont les conséquences ?
Ce qu’il faut savoir pour que cela ne vous paraisse pas trop abstrait, c’est que nous sommes ici dans un champ clinique qui est celui des identités mouvantes où on peut légitimement se demander où est passé le point fixe. Ce que j’ai envie d’avancer tout de suite quittes à mieux l’argumenter après, c’est qu’ici le point fixe ne s’annonce pas du côté du signifiant.
La nomination comme le reste, est instable et n’obéit pas à des coordonnées fixes. Elle est mobile comme l’identité et le corps. Nous sommes toujours en quête d’une nouvelle nomination, d’une nouvelle identité, d’un nouveau corps.
Cette quête d’une nouvelle nomination, d’une nouvelle filiation fait l’essor des diverses formes de religion au Brésil. Cet appel incessant au religieux vient témoigner de l’espoir que nous gardons d’acquérir enfin la filiation qui convient, toujours sous le même modèle : nouvelle nomination en langue étrangère de préférence, nouvelle famille spirituelle, nouveaux ancêtres, nouvel appel à un père imaginaire, avec à la clef la possibilité de voir son corps possédé par la divinité elle-même. Que ce soit du côté des religions afro-brésiliennes comme le candomblé avec la transe, du côté du pentecôtisme à la brésilienne avec le parler en langues et l’exorcisme pour tous, ou plus récemment et surprenant encore, du côté de l’adhésion des brésiliens à l’islam - le schéma se répète.
Cela témoigne certainement de notre mode d’abord du symbolique, autrement dit de nos efforts de l’imaginariser. Effet sans doute de ce que la nomination imaginaire nous propose comme nouage, c'est-à-dire qu’elle viendrait nouer Réel, Symbolique et Imaginaire sans que le Symbolique vienne mordre sur le Réel, sans qu’une place soit aménagée au manque.
Passons à la question du corps : Pourquoi cette mise en jeu du corps en permanence dans notre culture ?
Nous avons à faire à un corps qui prend toute la place, un corps à tout faire, et qui vient inhiber le symbolique dans sa fonction. Cette inhibition par le corps, cette « intrusion de l’Imaginaire du corps qui vient barrer le fonctionnement symbolique » comme nous précise Marc Darmon, nous parait prévalent. Sinon comment comprendre que le corps soit élu comme lieu d’inscription de la filiation et du nom propre comme nous montrent les tatouages de plus en plus fréquents sur les corps de toutes les classes sociales ?
Mais au fond de quel corps s’agit-il? De quoi est-il fait ? D’une incorporation imaginaire du signifiant ce que je nomme dévoration du signifiant? Le corps serait ici « pas tout » pris dans le langage et de ce fait offert à toutes les transformations, à toutes les chirurgies esthétiques, à toute altération du circuit pulsionnel. Un corps à tout faire, traité comme image et qui servirait lui, dans sa jouissance, de seul point fixe ?
Vous voyez que ce nœud à quatre peut bien nous servir. La nomination imaginaire peut nous aider à lire une clinique où de toute évidence l’imaginaire prend le dessus, c’est le cas de le dire.
Mais si nous tenons compte de notre naissance moderne, de notre métissage, de notre polythéisme, de notre syncrétisme, de notre gout immodéré pour la dévoration, autrement dit, si nous tenons compte de tous nos déboires déjà à la naissance avec le Un , nous pouvons nous poser la question de savoir si pour rendre compte de ce lien social - qui non seulement tient et nous tient mais qui également nous promeut à la pointe de la modernité et au devant de la scène économique internationale - il ne faudrait pas envisager l’écriture d’un nœud à trois.
J’ai essayé d’écrire ce nœud, mais je n’ai pas réussi. Preuve d’une part que le nœud résiste, qu’il est une structure et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec. Il est vrai qu’avec le nœud nous sommes invités à inventer, mais il ne faut pas confondre invention et imaginarisation du nœud, fut-ce au prétexte de le faire « coller » à une clinique. D’ailleurs ce nœud à trois je ne sais pas si l’on peut l’écrire, et c’est bien ça la question.
Je vais donc m’appuyer sur le nœud que Jean Brini a proposé lors des dernières journées sur l’invention en topologie pour la clinique :
Je reprends ce nœud car il a plusieurs points d’écriture qui m’intéressent. Ces points concernent notamment les champs des jouissances, le place du sens et aussi le fait que les trois consistances ne sont pas dénouées, elles sont dissociées, ce qui n’est pas la même chose et donc n’ont pas les mêmes conséquences cliniques.
En ce qui concerne le champ de la jouissance phallique, je cite Brini, « il n’est plus coinçable, il est réduit à un simple enlacement I-R ». Brini précise : « l’absence de rond symbolique du côté de qui reste de la jouissance phallique rend, nous semble-t-il, compte de l’impossibilité d’une inscription qui fasse limite »
En ce qui concerne le champ de la jouissance Autre, « JA et a sont donc susceptible sans que rien ne vienne faire limite, de recouvrir tout le champ de l’imaginaire à l’exception du champ du sens qui reste intact dans cette opération »
Voilà les points d’écriture de ce nœud qui peuvent rendre compte de certains aspects de la clinique au Brésil comme j’ai essayé de vous rendre sensibles.
Qu’est-ce qui pose problème alors?
Deux points :
1) le fait que dans cette écriture du nœud à trois c’est le rond du Réel qui vient surmonter le rond de l’Imaginaire alors qu’à mon sens en ce qui concerne le lien social et la subjectivité au Brésil il faudrait pouvoir écrire un nœud où c’est le rond de l’Imaginaire qui viendrait surmonter celui du Réel.
2) La possibilité que le rond du Symbolique glisse sur le rond de l’Imaginaire, car encore une fois il faudrait pouvoir écrire le contraire : que le rond du Symbolique puisse venir se glisser sous le rond de l’Imaginaire.
Pourquoi ?
Parce qu’il me semble que notre façon de tenir résulte d’un nouage qui permet à la fois d’imaginariser le symbolique et d’être dans cette tentative inlassable d’attraper le réel par l’imaginaire.
D’autre part, parce qu’il me semble que ce recouvrement par le rond de l’Imaginaire du rond du Réel et du Symbolique peut mieux rendre compte de la plasticité dans laquelle nous fonctionnons que ça soit du côté du corps très tôt voué à la chirurgie esthétique, au service d’une image toujours à parfaire, en métamorphose permanente - baroque oblige - que du côté de la nomination et de l’identité y compris sexuelle.
La différence entre le nœud proposé par Brini et celui qui j’aurai voulu écrire est peut-être aussi une façon d’écrire une différence importante entre les « occidentés » comme disait Lacan et les « américains », à savoir entre ceux pour qui le Nom du Père s’est détricoté en cours de route et ceux qui sont déjà née en plein déclin.
Autrement dit en Europe, c’est le « discours » scientiste et de l’économie libérale qui vient détricoter ce que le Nom du Père avait nouée auparavant alors que dans les Amériques, du fait même des conditions historiques de la colonisation, nous sommes nés modernes et du même coup de plein pied avec l’économie de marché, avec l’empire de l’objet et avec le déclin du Nom du Père.
Si ce nœud à trois peut trouver son écriture, cela nous permettrait de lire la clinique subjective et sociale au Brésil autrement que dans une lecture déficitaire du symbolique et nous permettrait également de déplier autrement les effets produits par cette prégnance de l’imaginaire.
Voilà plutôt la série des questions que je voulais vous soumettre et qui peut nous aider à réfléchir bien au delà du Brésil de la nécessité du nœud à quatre ou du nœud à trois pour écrire la clinique qui est la nôtre aujourd’hui, ici et là-bas.
Angela Jesuino