Mathinées lacaniennes

Amusons nous à tirer sur la corde, Norbert Bon

Amusons nous à tirer sur la corde !

Norbert Bon

Ce séminaire d'été, ainsi que les journées sur le thème : "En quoi la topologie oriente-t-elle notre clinique ?" ont donc été particulièrement instructives. Notamment en ce que, au-delà de la pirouette verbale dont nous avons coutume de faire malicieusement usage après Lacan, en répondant à la question :"le nœud, à quoi ca sert ? ça serre...", finalement le nœud ça sert... à s'orienter dans la clinique. Et si beaucoup d'entre nous font de la topologie sans le savoir, tout de même, à se servir du nœud, ça s'erre un peu moins ! Pourtant, il me semble que les ronds de ficelle, s'ils ont l'intérêt de nous permettre d'expérimenter la butée sur le réel, constituent aussi un point de butée pour la pensée. Ils supposent une structure stable et inerte, définitivement installée, avec les difficultés qui s'ensuivent pour rendre compte de l'opération analytique, coupure et couture notamment, pour lesquelles nous n'avons ni ciseaux, ni fil, ni aiguille : uniquement la parole, dont le fil n'est pas homogène à la ficelle. La tresse, à cet égard, lève certaines difficultés, mais pas toutes, en supposant un nœud, non pas fermé mais toujours se tressant. On se représente alors plus facilement, sur ce tressage, la parole opérant au bon moment pour, par exemple, rectifier un passage dessus-dessous fautif.

 

La dynamique des nœuds

On peut toutefois aller au-delà, c'est le propos de cette petite contribution. Il y a un champ que nous ne prenons pas en compte dans nos élaborations géométriques des nœuds, celui de leur dynamique que des physiciens cherchent à modéliser et dont Azar Kalatbari (1) rend compte dans un récent article. Ils s'intéressent notamment à la rigidité des fils et aux frottements entre eux. En effet, dès lors que l'on n'a plus affaire à une boucle mais à une tresse, ce n'est plus seulement la rigidité du fil qui est à prendre en considération mais les forces de friction qui augmentent dans des proportions non linéaires : "il suffit d'augmenter d'une petite boucle la configuration d'un nœud pour que le système devienne beaucoup plus solide". L'auteur rappelle le nœud d'amarrage : un tour mort et deux demi-clefs sur une bite, qui, de mémoire de marin, n'a jamais lâché. Nous pourrions réfléchir à cette possibilité que l'un ou l'autre des ronds R S I puisse être redoublé, voire plus. Par exemple, lorsque nous reprenons un énoncé équivoque et que l'analysant, plutôt que d'en entendre le double sens possible, le referme sur son univocité en redoublant d'explication sur ce qu'il a voulu dire (et pas autre chose !), est-ce qu'il ne fait pas un tour supplémentaire sur I pour en augmenter la résistance ? Ou un entortillement sur tout ou partie du rond, à la manière d'un fil de téléphone ? Idem, lorsque l'hystérique renforce le réel de son symptôme à l'aide du discours de la science (fibromyalgies, maladies auto-immunes...) pour maintenir la "déliaison" d'avec le signifié sexuel refoulé en I.

Cette dynamique nous permet, de plus, de reconsidérer la matérialité des brins en jeu puisque c'est précisément ce que fait l'ADN en se sur enroulant sur elle-même lorsqu'elle se trouve dans des conditions difficiles susceptibles de la dégrader (par exemple chez des bactéries vivant dans des sources volcaniques à très haute température). Et, non seulement la nature fait ainsi des nœuds (parfois de très beaux nœuds de trèfle !) mais elle nous enseigne comment couper et rabouter : depuis plusieurs décennies déjà ont été découvertes ces enzymes baptisées "topo-isomérases" qui contrôlent l'enroulement et la torsion des deux brins de l'ADN et qui savent comment couper un brin pour permettre à l'autre de passer à travers la coupure puis rabouter le premier. Opération qui permet de démêler des nœuds et d'ajouter ou enlever des super tours de l'ADN, notamment dans les processus de réplication, transcription et recombinaison. Dans la dernière décennie, ces découvertes ont fait l'objet de recherches pharmaceutiques pour mettre au point des molécules bloquant l'action des ces enzymes pour freiner la duplication de bactéries pathogènes ou de cellules cancéreuses. (2)

 

Un modèle à suivre ?

Si, comme le dit Lacan, le nœud n'est pas un modèle mais la structure psychique même, est-ce pousser l'hérésie trop loin que de penser que sa présentation sous des formes autres que de ficelles, telles que des chaînes d'information électriques ou biochimiques, pourrait être plus affine avec la matérialité de la parole et du langage ? (3) Non pour rabattre le psychique sur le neuronal comme le font les théories cognitives mais pour tenter de mieux s'orienter dans la clinique. A l'instar de Freud dans la seconde partie de son Entwurf, à propos d'Emma dont le symptôme (ne pas pouvoir aller seule dans un magasin) résulte de "faux nouages" (falsche Vernüpfungen). Faux nouages entre une scène 2, à 12 ans -les commis d'un magasin riant d'elle, à propos de sa robe (Kleid), suppose-t-elle, et une scène 1, à 8 ans, remémorée dans l'analyse -un épicier la pinçant au niveau des organes génitaux à travers les vêtements (Kleider) et riant lui aussi. Le symbole "Vêtements" (Kleider) s'étant substitué à la chose refoulée ("l'attentat sexuel") "qui n'est devenu un trauma qu'après coup" (nachträglich) du fait que la puberté est intervenue. (4) Le réel de la scène 1, noué au signifiant "Kleider", se trouve soudain, dans la scène 2 noué à une représentation sexuelle, jusque là déliée. Effet de sens imaginaire qui produit le symptôme, on retrouvera le même nouage pour la scène primitive de "L'homme aux loups". Le "nachträglich" ouvre ainsi une fenêtre sur le passé, d'où il peut être vu comme actualisé dans la scène 2, avec la connotation sexuelle qui n'était pas présente dans la scène 1. Et, ouvrir ainsi les cordes du temps a, si l'on en croit José Carlos Somoza (5), toujours un effet traumatique !

 

Comment rendre compte de ce que l'analyste opère à la fois dans et hors du nœud mais aussi sur un passé actualisé dans le présent ? Lacan n'a pas connu les théories des cordes (6) dont le succès est trop récent mais il en aurait peut être fait son miel : un multivers à 9, 10, 11, 25 dimensions ! D'autant plus qu'en raison des innombrables variables d'ajustement possibles en fonction de l'observation, elles sont, comme la psychanalyse, vérifiables mais pas réfutables !

 

 

Notes

1 Khalatbari A., 2016, "La dynamique des nœuds", Sciences et avenir, 832, juin 2016, p. 53-55.

2 Et, plus récemment, la mise au point de "ciseaux moléculaires", le Crispr-cas9, qui peut laisser augurer du meilleur comme du pire dans le domaine du forçage génétique.  C. F., Charpentier E., "CRISPR-Cas 9, l'outil qui révolutionne la génétique", Pour la Science, no 456, octobre 2015.

3 D'ailleurs, depuis quelques années, dans nos journées d'études ce sont les présentations informatiques qui tiennent la corde.

4 Freud S., 1895, Esquisse d'une psychologie, érès 2011. Il semble pourtant que Freud rate une partie du nouage en le faisant reposer sur la contigüité spatiale sexe/vêtements, sans entendre la contiguïté signifiante Kleid = vêtement féminin/ Klein = petit, dont Freud relèvera dans un texte ultérieur qu'il désigne le clitoris (le petit pénis) qui a probablement été "pincé" par l'épicier et qui prête à rire. On peut en trouver la confirmation dans le fait qu'il lui suffit d'être accompagnée par un "petit enfant" (klein Kind) pour pouvoir se rendre en sécurité dans les magasins.

5 Somoza J. C., 2006, La théorie des cordes, Actes Sud, 2007.

6 Susskind L., 2005, Le paysage cosmique, Gallimard, folio essais, 2007.

 

Nancy, 12 septembre 2016