Mathinées lacaniennes

Questions sur l'espace lacanien, texte de Bernard Vandermersch

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Conférence à Ste-Anne (1-12-2010) de Bernard Vandermersch

Questions sur l’espace lacanien

Que se passe-t-il quand on admet le réel au titre d’une dimension du sujet équivalente aux deux autres (S et I) ?

Introduction

Nous sommes, dit Lacan, des êtres à deux dimensions.

Tout ce qu’a pu penser l’être humain, qui fait sens pour lui, peut tenir sur des surfaces imprimées et le cinéma n’a apparemment pas besoin de la 3ème dimension pour produire son effet de vérité.

Pourquoi alors une troisième ?

On la suppose en raison du constat que quelque chose semble arrêter la dérive du sens, soit du signifié sous le signifiant [à un son semble correspondre une idée, bien qu’il n’y ait aucun rapport entre les deux] quelque chose d’irréductible au mot et à l’image. Cette troisième dimension ne peut être que supposée.

Il n’est donc pas simple de présenter la dimension du réel : nous l’imaginons, nous en parlons mais en fait nous ne l’attrapons que par d’autres modes que le sien propre (l’impossible) et du même coup on le rate. Quelle est donc la structure de l’espace que nous habitons réellement ? Il conviendrait de préciser la topologie de ce lieudit Réel.

Pour le présenter, Lacan invente une nouvelle géométrie qui confère à ce réel une existence propre tout en lui laissant son équivoque de signifiant qu’il est… aussi. Il l’introduit dans la présentation. Dès lors la figure produite n’est pas un modèle, l’image, correspondant bi-univoque d’un objet réel, mais ce qui résulte d’introduire le réel lui-même dans la présentation. Ce qui est un forçage logique. Ma question est : qu’est-ce qui va résulter de ce forçage ?

Auparavant un point d’historique des présentations successives du réel.

Historique.

On peut dire que Lacan s’est mis ici dans la conséquence de son propre dire. Cela fait plus de 20 ans, quand il produit le nœud borroméen, qu’il a donné une conférence intitulée Le symbolique, l’imaginaire et le réel, où (les) trois dimensions de toute subjectivité semblent mises en équivalence (quoique liées deux à deux).

- Dans Les Ecrits techniques (séminaire I) il y a cette intuition : « Ce n’est sans doute pas pour rien qu’elles sont trois [ces dimensions], il doit y avoir là une loi minimale que la géométrie ne fait ici qu’incarner, à savoir que, si vous détachez dans le plan du réel quelque volet qui s’introduit dans une troisième dimension, vous ne pouvez rien faire de solide qu’avec deux autres volets au minimum » (cité par M. Darmon) On pourrait faire des boîtes en carton avec trois volets. Cette note donne déjà la forme du coincement de trois consistances dans un espace 3D. La figure dessinée par le croisement de ces trois volets, c’est la figure du triskel.

- Dans La Relation d’objet, le tableau des trois manques du sujet: privation, frustration, castration, met côte à côte trois colonnes : agent, opération, objet, combinées avec les trois dimensions RSI de telle façon que dans la privation l’agent est symbolique, l’opération réelle et l’objet imaginaire ; dans la frustration, l’agent sera symbolique, l’opération imaginaire et l’objet réel et enfin dans la castration, l’agent sera réel, l’opération symbolique, l’objet imaginaire. Si on considère chacune des dimensions comme une corde et, à condition de les croiser correctement, ce tableau peut se lire comme une tresse, soit un nœud borroméen dont les ronds ont été remplacés par des cordes infinies.

Agent Opération Objet

Privation I R S

Frustration S I R

Castration R S I

I R S

Fig.2

- Pourtant dans le schéma R, plus tardif, celui du fantasme, R n’a pas la même texture que S et I. R est une coupure dans le tissu que font S et I. Il est vrai que cette coupure est une bande möebienne, donc également une surface, mais pas du même type que le biface SI. Le combiné S et I est en fait un disque, donc topologiquement ce n’est pas le même objet. Pendant une longue période de son enseignement, la topologie retenue sera celle des surfaces, le réel étant défini comme coupures dans ces surfaces ou plus exactement ce qui contraint ces coupures : leur variété, leur nombre possible, leur résultat sur la surface etc.

- C’est dans le séminaire … ou pire que Lacan fait part de sa rencontre, par hasard, comme il dit qu’un homme rencontre une femme, du nœud borroméen. Rencontre assez décisive en ce qui le concerne, puisque il va finir sans s’en sortir. Et bizarrement, il ne l’utilise pas d’emblée comme support de RSI mais comme le mode de relations des signifiants dans une phrase à vrai dire bien spéciale : Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça. Vous avez un article de Cyril Veken sur cette phrase, où vous voyez décliner en fait la demande etc., donc symbolique, imaginaire, réelle.

Quelques remarques sur la géométrie de l’espace lacanien.

L’intuition du nœud borroméen RSI amène Lacan à produire une nouvelle géométrie. Lacan critique le mos geometricum et en propose un autre. « Dans « ma » géométrie, dit-il, les points ne se déterminent pas par coupure mais par coincement. Ma géométrie part d’une autre façon d’opérer avec l’espace que nous habitons réellement… si l’inconscient existe ». Vous comprenez pourquoi il dit « réellement ». C’est parce que le sujet n’est pas le corps qui se promène dans l’espace..., le sujet ek-siste à notre corps : « j’ai un corps », habeas corpus, tu en as un aussi, enfin je te l’accorde ! Le sujet ek-siste à son corps, il ek-siste aussi au langage, quoique le langage le détermine, parce que entre le signifiant et le sujet, il n’y a aucune médiation : un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant veut dire qu’entre le signifiant et le sujet, il n’y a strictement rien. C’est donc bien plus de l’espace du langage dont il est question, quand on dit ce que nous habitons réellement en tant que sujet.

Cette nouvelle géométrie de Lacan repose sur quelques axiomes fondamentaux plus ou moins explicites :

- une nouvelle définition du point. Dans la géométrie traditionnelle, un espace peut se définir par coupure d’un espace de dimension supérieure. Si vous coupez une pomme en deux, vous avez une surface ; vous coupez cette demi pomme en deux, vous avez un tranchant ; vous coupez le quart de pomme encore en deux, vous avez une pointe. Ainsi le point est le résultat de trois sections successives dans un objet volumineux : la première engendre une surface ; la seconde, dans cette surface, engendre une ligne ; la troisième, sur cette ligne, engendre un point. Donc 3 opérations successives et ordonnées.

Dans la géométrie lacanienne, le point est le résultat immédiat d’un coincement de trois cordes, chacune consistante (i.e. qui ne se laisse pas faire) et supportant une dimension en tout point (si je puis dire) équivalente aux deux autres. C’est un point très particulier. Le point « lacanien » n’est pas dans l’espace puisqu’il ex-siste (se tient en dehors) de chacune des dimensions, il est coincé par les dimensions mais il n’est pas dedans, ce n’est pas un morceau d’une dimension, ni la coupure. Il n’est en effet situable ni sur une corde ni comme coupure d’une corde. Vous pouvez couper le sifflet à quelqu’un ! au sens symbolique. Ce n’est pas ça le point du sujet. Par un point lacanien ne passe aucune dimension lacanienne (alors que dans la géométrie traditionnelle si un point se définit de la dimension 0, par lui passent une infinité d’espaces de dimensions supérieures : lignes, surfaces, volumes).

Dans l’espace borroméen (nœud borroméen) à trois cordes il n’y a donc que quatre points différents. Enfin, dans le nœud borroméen à trois. Même si vous le tordez comme ça, vous avez quatre points minimum de tiraillements. Et pas plus que quatre dans le nœud borroméen à trois.

Fig. 3

- Les trois dimensions de « son » espace (de l’espace lacanien) ne se confondent pas, dit-il, avec les trois dimensions de l’espace déterminé par les coordonnées cartésiennes. Les coordonnées cartésiennes sont « idéales », en ceci qu’elles sont sans épaisseur, sans consistance, mais les dimensions de Lacan, elles, sont « consistantes », i.e. ni traversables par elles-mêmes, ni par une autre dimension (corde). C’est dire qu’elles ne se distinguent pas par leur orientation, par l’angle respectif qu’elles font entre elles, mais par leur ex-sistence, par le fait que l’une n’est pas l’autre. Elles sont présentées comme des cordes fermées, des tores pleins – un tore plein, ce n’est pas un tore surface, c’est un tore rempli de matière, i.e. qui est réductible à un cercle, soit à une dimension ; si je sectionne un tore surface, j’obtiens une tranche qui est un cercle ; aussi mince que soit ce tore, j’obtiendrai toujours une tranche en forme de cercle. Un cercle est irréductible à un point. Tandis que si c’est un tore volume, un tore plein (B. V. dessine un tore plein au tableau), je peux réduire son épaisseur, tout en ne déchirant rien, jusqu’à ce que sa tranche se réduise à un point. Donc les cordes du nœud borroméen, ne sont pas des tores surfaces, ce sont des tores pleins. Il y a d’ailleurs ici quelques difficultés que je soulèverai tout à l’heure. Enfin, elles sont réductibles topologiquement à des cercles sans épaisseur, ce qui ne veut pas dire qu’elles se laissent traverser pour autant. Il n’y a jamais deux points l’un sur l’autre dans la géométrie lacanienne. Les points ex-sistent aussi les uns aux autres, tandis que dans la géométrie traditionnelle, rien n’empêche que deux points soient au même endroit, se confondent.

- La chaîne formée par ces trois cordes fermées sur elles-mêmes, constitue un espace qui est lui-même plongé ou immergé dans un autre espace. Cet espace, dans Les non-dupes errent, par exemple, n’est pas toujours le même :

- Quand Lacan opère une lecture du nœud mis à plat, c’est-à-dire lui confère un statut d’écriture, cet espace d’immersion est un plan, c’est le plan du tableau. L’immersion se distingue du plongement en ceci que dans une immersion on tolère que 2 points soient au même endroit ; je suis en contradiction avec ce que je dis de la géométrie lacanienne, dans cette géométrie lacanienne 2 points ne peuvent pas être au même endroit, mais quand même Lacan s’en sert, il écrit sur la feuille de papier, et pour marquer qu’il y en a un au-dessus de l’autre, il interrompt le trait. C’est une écriture. Pour figurer qu’une corde passe sous une autre, il existe une convention d’écriture comparable au dessin que l’on fait d’un cube sur une feuille de papier : on interrompt le trait.

INCLUDEPICTURE "http://www.latroika.com/mathoman/pix/cubes-2.jpg" \* MERGEFORMAT

Fig. 4

Peut-on dire alors qu’il est immergé dans le plan ou pas ? N’est-ce pas plutôt une projection sur un plan ?

Les cordes dessinent dans ce plan des champs qui peuvent se resserrer en points lacaniens. Sens, JΦ, JA et a sont les noms de ces points. Ce sont les sites du sujet.

- Quand Lacan exerce sur cette chaîne borroméenne certaines manipulations (comme retourner un rond ou vérifier la tenue du nœud), cela se passe dans l’espace physique naturel 3D. C’est une immersion dans R3 (l’espace 3D). En effet pour retourner un rond, il faut sortir du plan du tableau. En restant dans le plan du tableau, on peut à la limite faire ça( fig. 3) mais pas retourner un rond.

- On voit donc que selon l’espace d’immersion le nœud n’a pas les mêmes propriétés. C’est ce qui explique qu’à la leçon 1, Lacan dit qu’il n’y a rien de plus spéculaire qu’un nœud borroméen : il y a un nœud borroméen lévogyre et un nœud borroméen dextrogyre,

Fig. 5

alors que dans la leçon 3, il dit en somme le contraire : « il suffit de faire ça (basculer un rond sur lui-même) à un quelconque d’entre les ronds pour transformer un lévo en dextro. » Dans le premier cas le nœud borroméen est immergé dans le plan, il y a deux nœuds borroméens différents, qui ne sont pas réductibles l’un à l’autre ; dans le second il l’est dans l’espace 3 D, il n’y a plus qu’un seul nœud borroméen. Et si vous plongiez des nœuds dans un tore surface, comme faisait Lacan avec les tours de la demande (dans son séminaire L’Identification) vous obtenez des nœuds qui peuvent être irréductibles l’un à l’autre. Par ex. la double boucle, sur un tore, est irréductible à une boucle simple, mais si vous plongez la double boucle dans l’espace 3D (R3), elle est immédiatement réductible à une boucle simple.

Dans un espace à 4 D (R4), il n’y a plus de chaînes qui tiennent et tous les nœuds sont triviaux (= cercles). L’espace lacanien reste inclus dans l’espace ambiant.

- La définition d’un nœud est d’ailleurs celle d’un espace dans un espace : « Un nœud, c’est une sphère plongée dans une sphère de dimension supérieure ; plus rigoureusement, on appelle nœud l’image K d’une application continue injective, f : Sn◊Sn+q , n et q étant des entiers. »

Dès lors, le coinçage de plusieurs S1 (cercles) ne se produit que dans un espace de dimension n < ou = 3. Dans S4, toutes les chaînes (dont les nœuds borroméens de Lacan) se désunissent.

4. Autres propriétés de cette géométrie lacanienne:

- Il n’y a plus d’ordinal : Le réel en tant que trois arrive avant en premier. Un nœud borroméen ne tient qu’à trois. S’il se défait, il apparaît des uns sans deux. C'est-à-dire que, pour nouer ensemble les dimensions Symbolique et Imaginaire (qui ne le sont pas entre elles), il en faut une troisième et comme la condition de ce nouage est qu’il ne soit que supposé, il n’y a de sujet que supposé, il n’y a aucun sujet transparent, il n’y a pas de sujet dans l’évidence, ce qui aujourd’hui peut faire réfléchir à propos de l’histoire de WikiLeaks. Il n’y a de sujet que supposé est d’ailleurs le drame du psychotique et c’est qu’il est exposé. Nouage supposé, c’est-à-dire que cette troisième dimension ne se noue ni à la première ni à la seconde. Alors la seule solution est le nouage borroméen : si l’un quelconque des ronds est coupé, les deux autres sont libres comme des Uns.

Mais cette façon constructiviste de faire le nœud pose la question de savoir ce que peut soutenir une consistance prise séparément. Est-ce que ça a le moindre sens ?

- Le sujet lui-même n’habite à proprement parler aucune dimension lacanienne mais seulement les modes divers de leurs tiraillements qui règlent son existence. « Comment se fait-il qu’on n’est pas parti du fait que le point est un point de tiraillement ? (Leçon 3, p. 34).

- De ce fait le temps du sujet est discontinu : Le temps n’est pas homogène aux trois dimensions. « Vous ne sentez pas que votre temps se passe à être tiraillés ». « Le temps n’est peut-être rien d’autre qu’une succession des instants de tiraillements. » (id.) Ce qui veut dire que vous êtes souvent là dedans (sens), là dedans (JΦ), là dedans (JA), et le moins souvent possible identifié à l’objet petit a.

5. Questions et inquiétudes :

- Comment résoudre le paradoxe d’une géométrie lacanienne qui se donnerait un espace avec une définition du point par coinçage, coinçage qui dépendrait néanmoins du plongement de ce nouveau type d’espace dans un espace 3D, classique lui, dont la définition semble solidaire de celle du point selon le mos geometricum (dimension 0 ou encore point comme coupure d’une ligne ou intersection de deux lignes). L’espace lacanien ne fait pas fi de l’espace ordinaire dans lequel nous nous mouvons. Mais on n’a pas tellement réfléchi à ce que signifie cette dépendance de cette géométrie du nœud, à savoir qu’il implique un espace dans lequel il est plongé. Il n’a pas d’existence en soi tout seul.

- Comment chacune des dimensions peut-elle contenir les deux autres plus elle-même (parce qu’il y a déjà une difficulté dans la description que Lacan donne de chaque dimension): l’Imaginaire relevant de la consistance de la corde; le symbolique, du trou qu’elle cerne et le réel, de l’existence de l’une à l’autre. Ceci évoque une structure en abîme, quasi fractale : un espace 3D, contenant les 3 Dit-mansions RSI : R comme réel, S, symbolique, I, imaginaire, chacune faite des 3 dimensions RSI, R (comme existence), S (trou), I (consistance). Selon le niveau, la nomination change.

- Voici maintenant ma question principale : l’introduction du réel même,  comme élément, dans le nœud lui-même comme réel, à deux places différentes donc, ne risque-t-il pas de réduire l’impossible qu’il est supposé incarner ?

Pierre-Yves Gaudard : Ça l’imaginarise.

Bernard Vandermersch : Ça lui donne une part d’imaginaire.

Ne s'agit-il pas d'une opération analogue à celle qui consiste à prendre comme argument d’une fonction cette fonction elle-même? L'arrivée, dans les séminaires suivants, de cordes supplémentaires pour que ça tienne (ou pour que ça tienne pas trop comme dans la paranoïa. Je fais allusion ici à la remarque de Lacan selon laquelle le nœud borroméen à 3 se réduirait pour le sujet à un nœud de trèfle soit à une continuité des trois dimensions dès lors impossibles à distinguer) ne serait-elle pas l’effet de la levée de l’impossible que produirait l’introduction du réel dans le nœud borroméen ?

Y a-t-il là une vérité plus profonde qui m'échappe et qui serait de toute façon la condition du parlêtre qu'il ne pourrait "intégrer" le réel sans qu'un supplément lui soit nécessaire à retrouver un nouage, qu’il ne devienne pas fou.

- Je décidais alors de confier mon problème à Jean Brini.

Perla Dupuis : Il vient faire un exposé en mars : il répondra peut-être à tes questions.

Bernard Vandermersch :

Des échanges qui ont suivi, je retiens ces quelques points :

a. Il ne trouve pas d'exemple d'une fonction qui se prendrait elle-même pour argument. Et pour cause, c’est interdit car, pour les logiciens, c’est la source de tous les paradoxes logiques.

Ainsi « le barbier qui rase tous les barbiers qui ne se rasent pas eux-mêmes, se rase-t-il lui-même ?

Perla Dupuis : Oui, c’est le paradoxe.

B.V. : Le barbier est à la fois à titre d’argument et à titre de fonction.

Perla Dupuis : Le catalogue des catalogues.

B. V. : Oui, c’est voisin.

Prendre une fonction comme argument d’elle-même, c’est la même « erreur » que confondre élément et classe. Pour Lacan, tous les paradoxes se réduisent à la propriété du signifiant de ne pas se signifier lui-même, et s’il se signifie lui-même il est alors différent de lui-même.

Il s’en déduit que pas plus que la classe n’est un élément de cette classe (L’Homme n’est pas un homme), une fonction prise comme argument n’est la même que quand elle est fonction.

L’écriture f= f(f) apparaît plutôt comme une écriture abusive car la lettre f n’est pas la même quand elle apparaît comme fonction que quand elle apparaît comme argument. Or en math, une lettre doit toujours être identique à elle-même. On interdit donc cette écriture. En mathématiques, quand c’est embêtant, on interdit. Mais Lacan ne s’interdit pas toujours tout ce que les mathématiciens s’interdisent (Ex : a ≠ a).

b. En revanche le problème que je soulève lui rappelle un passage d’ ... Ou pire, que je retrouve (p. 82-83 de notre édition) :

« Que j'écrive ce S parenthèse du grand A barré, S(A), le A est barré (et ce qui est la même chose que ce que je viens de formuler que, de l'Autre, on en jouit mentalement), ceci écrit quelque chose sur l'Autre et comme je l'ai avancé, en tant que terme de la relation qui, de s'évanouir, de ne pas exister, devient le lieu où elle s'écrit - où elle s'écrit, telle que ces quatre formules sont là écrites, pour transmettre un savoir.

Parce que, [...] le savoir peut-être s'enseigne, mais ce qui se transmet, c'est la formule. C'est justement parce qu'un des termes devient le lieu où la relation s'écrit qu'elle [ne] peut plus être relation puisque le terme change de fonction (qu'il devient le lieu où elle s'écrit), et que la relation n'est que d'être écrite, justement au lieu de ce terme. Un des termes de la relation doit se vider pour lui permettre, à cette relation, de s'écrire. »

C’est ce qui est symbolisé par ce schéma en pelure d’oignon (Fig. 6) : un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, l’Autre signifiant.

L’Autre, en tant que réel, est un terme de la relation (de l’Un à l’Autre : S◊A). Mais d’écrire cette relation fait disparaître l’Autre comme terme de la relation. L’Autre se vide comme terme pour devenir un lieu, le lieu où la relation s’écrit. Ceci me semble décrire le refoulement originaire.

Dès lors le nœud borroméen serait le lieu où s’écrirait ce temps du refoulement originaire et le défaut de nouage terme à terme pourrait symboliser le vidage répété du lieu de la relation.

S◊(S◊(S◊(S◊A))) avec A= (S◊A)

Fig. 6

c. Ce problème évoque à Jean Brini les fonctions récursives.

Une fonction récursive est du type : y = f(x,y). y est fonction de x mais aussi de lui-même. En exemple il me donne cette définition : « Le napalm, c'est 50% d'essence et 50% de napalm ». On voit vite que si, pour savoir ce qu’est le napalm, on prend la solution malencontreuse de remplacer napalm par sa définition, on n’est pas près d’y arriver :

Le napalm c’est 50% d’essence et 50% de (50% d’essence et 50% de (50% d’essence et de (50% de napalm))). On peut continuer à remplacer napalm dans la parenthèse par sa définition et ainsi ad infinitum. Néanmoins c’est calculable. Quand le nombre de répétitions tend vers l’infini, on trouve que le napalm, c’est de l’essence. (Rires) Ce qu’on aurait pu trouver tout de suite en prenant une voie plus directe.

Si N = 0,5 E+ 0,5 N

Alors : N- 0,5 N = 0,5E, d'où N=E soit : le napalm, c’est de l’essence.

Mais toutes les fonctions récursives n’offrent pas de solution directe.

On peut donc dire que la fonction récursive est une procédure de procédure de procédure etc., mais pas une fonction qui se prendrait elle-même comme argument. Ce n’est pas une erreur logique, c’est simplement une procédure de procédure. Jean propose d’écrire cette bilocalité du réel (je n’ose dire ce « bi-lieu») dans le nouage, à la fois dans le nœud et effet du nœud, comme une fonction récursive, qu’il écrit comme ceci :

R = Fnœud borroméen (R, S, I)

à lire comme : "Le réel du nouage est donné par le nouage  (la "fonction" nœud bo) des trois consistances R, S, I ", c'est-à-dire une procédure permettant d'atteindre au bout d'une infinité d'étapes un réel qui dépendrait de S et I. S’il en est ainsi, l'introduction des quatrièmes ronds (sinthome ou de la nomination) pourrait se substituer à la procédure infinie destinée à rencontrer le réel en passant par une procédure finie.

Dès lors le nœud borroméen à 3 ne serait pas premier, mais l’élimination logiquement secondaire du quatrième rond après qu’une butée ait été obtenue.

d. À ce propos, j’ajoute que Lacan nous a habitués à ce type d’écritures par exemple :

- le calcul de petit a, comme limite aux cogitations du sujet sur son être :

En partant du « je pense donc je suis » (cf. L’Identification , leçon du 10-01-1962) :

En me demandant ce que je suis, ce qui arrive à certains qui viennent en analyse, je pense...

Je pense donc je suis, mais malheureusement ce «  donc je suis » n’est qu’une pensée, à réitérer... je pense... un « je pense je suis », qu’est-ce que je pense ? un « je pense je suis » ; qu’est-ce qu’il signifie etc.

Je suis Je pense

-------------------------

Je suis Je pense

-------------------------

Je suis Je pense etc.

Fig. 7

Lacan associe cela à un calcul, il s’autorise à considérer cela comme des barres de division.

Et en donnant la valeur 1 au je pense – il y a une limite à cette suite – on trouve le nombre d’or. Ce qu’il a assimilé à l’objet petit a, enfin assimilé je ne sais pas si c’est le bon mot, en tout cas il a donné cette indication de l’objet petit a comme incommensurable à l’Un. Il y a une limite, mais une limite qui ne s’obtient qu’à l’infini du développement de la suite [de la fig. 7], ce pourquoi les analyses sont longues.

- Ou encore la définition du signifiant comme « ce qui représente un sujet pour un autre signifiant ». Elle apparaît comme récursive. Elle le serait si elle s’énonçait : un signifiant représente un sujet pour un signifiant, si l’autre signifiant donc était de même ordre que le premier signifiant. Mais Lacan a été amené à bien distinguer le premier signifiant et l’Autre. L’Autre se définit simplement que d’être autre par rapport au premier, et qu’en aucun cas on ne peut dire : « un signifiant est ce qui représente un sujet pour un autre qui représente un sujet pour un autre qui représente un sujet pour un autre qui etc. ». Ça n’est pas possible, parce que cet autre signifiant est radicalement Autre et ne représente pas le sujet. À la limite, au premier temps il l’est, ce qui arrêterait l’opération si elle réussissait. Dans les 4 concepts c’est le Vorstellungsrepräsentanz. Dans …ou pire, c’est le lieu qui se vide pour inscrire la relation de l’Un à l’Autre.

- Ces remarques ne doivent pas faire oublier le caractère spécifique du nœud borroméen : il n’est pas n’importe quel nouage mais un nouage qui se disperse si l’un quelconque des ronds est rompu. Cette condition est pour l’ordinaire méconnue du sujet qui habite le sens – cas général mais pas tout le temps – soit le champ balisé entre les ronds S et I, sans s’apercevoir que ces dimensions – S et Iseraient totalement indépendantes l’une de l’autre si elles n’étaient coincées par une troisième supposée, ce que nous appelons le réel.

Dans la leçon 3, Lacan nous dit que la liberté ne se conçoit pas sans la folie et que dans les bons cas, si un rond cède, vous devez devenir fou. Si, dans ce cas, vous ne devenez pas fou, c’est que vous êtes névrosés. C’est-à-dire qu’il y a un nouage différent.

Perla D. : D’où un nœud olympique.

BV: Oui, mais tu sais qu’il va le laisser tomber dans les séminaires suivants. Mais allons progressivement, soyons propédeutiques et pour l’instant disons que la névrose, c’est le nœud olympique. Enfin, ce n’est pas parce qu’il a dit autre chose après que c’est caduc, c’est simplement une autre voie pour essayer d’attraper la névrose, donc un surnouage. Le névrosé serait un surnoué.

Si, dans la cure, on ne peut faire surgir à volonté ce réel divisé entre rond et nœud, du moins l’interprétation, si elle tombe juste, peut faire entrevoir dans l’entre-deux mots l’objet a qui, lui, à la différence du sens, présente de façon irréfutable son bord réel.

Fin de l’écrit de Bernard Vandermersch, auquel j’ai ajouté en bleu ce qui a été dit pendant la conférence.

Transcription de la discussion : Monique de Lagontrie

Un surnouage. Le névrosé serait un surnoué.

Thierry Florentin : Mais c'est fondamental, parce que si à la fin de l'analyse, au moment de la chute de l'objet a, [il y a] effectivement un dénouage et un re-nouage, eh bien c'est un pari que tu fais sur la névrose. C'est-à-dire que, soit effectivement le patient est psychotique et là tu as pris de grands risques parce que le re-nouage ne se fait pas exactement comme tu l'as dit, soit le patient effectivement est névrosé, et là tu peux miser sur le renouage.

Bernard Vandermersch : Oui, je te ferai remarquer qu'en général – je suis tout à fait d’accord avec ta remarque – lorsque le patient était psychotique, il a très vite signifié que ça se dénouait, ou que ça se mettait en trèfle, en tout cas avec la paranoïa, j'ai des exemples..., c'est très rapide... Allonger un pré-paranoïaque sur un divan, ça le fait délirer.

Thierry Florentin : Tu as raison. Mais je n'avais jamais entendu avant que tu ne le dises comme ça cette histoire du nœud olympique parce qu'effectivement ça semble tout à fait isolé, extrait du contexte...

Bernard Vandermersch : je crois que le quatrième rond pourrait rendre compte un peu de la même façon, oui... Non, ça donne une autre dit-mansion, mais à ce moment-là, si je te suis, le névrosé, si on levait le sinthome, serait dans la situation de voir sa nodalité disparaître puisque les trois autres deviendraient libres aussi. Mais on n'a pas vu d'exemple de névrosé qui ait lâché un sinthome à la fin de la cure !

Perla Dupuis : Non, il l’aime trop !

Bernard Vandermersch : Je ne sais pas s’il l'aime trop. C'est un fait, je ne sais pas pourquoi, on parle là de la clinique, de l'expérience, on voit bien des gens qui changent, grâce à Dieu ! Enfin grâce au ciel ! Grâce au quatrième rond (rires) mais..., dire que quelqu'un à la fin de l'analyse n'a plus son sinthome, bon !

Thierry Florentin : Mais ça rend compte des manifestations cliniques qui peuvent apparaître à la fin de l'analyse [oui], question de la liberté qui ne va pas sans la folie.

Bernard Vandermersch : C'est sûr qu’il y a un moment, pour ceux qui vont jusque-là... il y a un moment de... Si dans la cure en tout cas, et je termine là-dessus, on ne peut pas faire surgir à volonté un réel qui apparaît déjà lui-même comme divisé entre un rond et le nouage, c'est-à-dire un réel qui est déjà "bi-lieu", quand même, une interprétation, si elle tombe juste, peut faire entrevoir dans l'entre deux mots, l'objet petit a, qui lui, à la différence du sens, présente de façon irréfutable son bord réel. Je veux dire par là que c'est l'objet a en tant qu’il résulte du coincement des trois registres, est pris dans... - alors là je vais prendre le nœud comme délimitant des champs par des cordes, ce qui n'est pas vraiment élucidé - … l'objet petit a est à l'intérieur du Réel, tandis que le sens se situe à l'extérieur du champ du réel. On peut parfaitement méconnaître ce coincement. Et au niveau de l'objet petit a, d'ailleurs c'est le moment de l'affect, de l'angoisse dans la cure, là on sait qu'il y a quelque chose qui se présente par son bord réel. Voilà.

Perla Dupuis : Merci beaucoup Bernard. C’est court !

Bernard Vandermersch : C'est court ? C'est trop court ? Alors je peux rallonger un petit peu.

Il y a une remarque de Valentin Nusinovici, que j'ai volée sur Internet, – enfin je ne l'ai pas vraiment volée, j'étais parmi les destinataires, mais j'ai oublié de lui demander si j'avais le droit d'en parler – mais comme on est entre nous, il n'y a pas de droits d'auteur.

C'est une remarque aux collègues antillais, qui pensaient que eux n'étaient pas dans le dextrogyre ou le lévogyre, ou l'inverse... Alors Valentin fait remarquer que si on prend le sens I, R, S - S, I, R - R, S, I, et non pas R, I, S etc., c'est qu'en fait il n'est pas possible de symboliser le Réel, contrairement à ce qu'on dit tous les jours, puisque le Réel par définition, c'est ce qui résiste à la symbolisation. Il y a d'ailleurs à ce niveau-là un déplacement dans la notion du réel chez Lacan. Le Réel ce n'est pas ce qui est à symboliser, c'est ce qui résiste à la symbolisation. Tout au moins c'est le versant qu'il va privilégier, c'est ce qui se démontre à la limite comme impossible. Il va nous dire : prenez modèle en mathématiques ! Voilà un petit point, par exemple. Est-ce que ?

Perla Dupuis : Alors merci Bernard Vandermersch. Pierre-Yves ?

Pierre-Yves Gaudard : J'ai une question par rapport à ce que tu as dit tout à l'heure. Tu dis : si le rond quatrième se défait, les trois autres se retrouvent libres.

Bernard Vandermersch : Oui ! Dans le nœud borroméen à quatre. Sinon il n'est pas borroméen. C'est la définition même du nœud borroméen. Est borroméen, un nœud qui est fait, à 70 ou à "n" dimensions, telles que si vous en coupez une, les n - 1 autres sont libres. Sinon, vous avez bien le droit de nommer borroméen ce que vous voulez mais... il y a déjà assez de confusion dans les choses pour que [l’on s’efforce de respecter la terminologie reconnue]... Alors après, on peut généraliser cette propriété. Une chaîne borroméenne généralisée, c'est un chaîne telle que si on coupe un nombre défini (2, 3, n) de nœuds, tous les autres sont libres. Les autres ne deviennent libres que si on en a coupé 2, 3, n... Ça fait encore partie de la propriété borroméenne, d'une façon généralisée. Mais Lacan ne se préoccupe pas de ça. Sauf, tout à fait à la fin de son enseignement – et alors là il est noyé dans les nœuds –il y a très peu de textes, c'est vraiment les derniers séminaires.

Olivier : J'étais un peu surpris que vous disiez qu'un nœud borroméen ne définirait que quatre points, parce qu'ils ne sont quand même pas tous les quatre de la même nature ?

Bernard Vandermersch : Si, ils sont tous les quatre de la même nature au sens où ils sont tous les quatre des coincements. Vous pouvez coincer ces trois nœuds comme ça, ici. Par exemple, celui-ci, vous l'allongez, vous pouvez tirer sur le symbolique, presque à l'infini, et en même temps vous abaissez I et R, et vous provoquez un coincement de cette zone-là.

Olivier : oui, mais si c'est les 3 dimensions qui tirent à la fois, ça définit 1 point !

B. V. : Mais il y a 4 points. C'est-à-dire que les points ne sont pas sur les dimensions. J'ai insisté là-dessus. Le point est hors toute dimension. Il n'est pas dans l'espace lacanien – le point lacanien. C'est un point qui n'est pas dans son espace. Si l'espace est défini par les ronds, les points sont en dehors des ronds. Voyez, dans les coordonnées cartésiennes, un point peut toujours être situé sur une abscisse ou une ordonnée... (B. V. dessine au tableau et renonce.) Bref ! L'important c'est que : un point dans la géométrie, est dans l'espace. Il n'y a pas besoin de finasser, il est dans l'espace, il est repérable par des coordonnées. Il est à 30 cm au-dessus du sol, à 1 m du tableau et à 3 m de la porte..., il suffit de deux ou trois coordonnées pour localiser un point de l'espace.

Là, ces points sont hors de l'espace. Les 3 dits-mansions, dit Lacan, c'est R. S et I. Peut-être que vous allez me dire que je joue un peu sur les mots parce que ce point-là, le "a" par exemple, bien au contraire, il est dans les trois dimensions, puisqu'il est dans le rond du R, dans le rond du I, dans le rond du S. À quoi je réponds : il n'est pas dans le rond, il est dans le champ circonscrit par le rond, le rond S par exemple, quand le "S" est inscrit dans le plan du tableau.

Perla Dupuis : C'est ça, parce que je vois que tu as fait ça (il s'agit d’un objet en papier apporté par Bernard Vandermersch) dans l'espace, donc il y a une raison.

Bernard Vandermersch : Ça, c'est ce que dessine Marc Darmon dans son livre : « Essais sur la topologie lacanienne ». Melman lui a demandé un jour : le petit a là, est-ce qu'il y a quelque chose de commun avec le petit a qui se découpe du cross cap ? À savoir que c'est un disque. Eh bien, si vous construisez une surface qui s'appuie sur les bords. On prend chacune des consistances comme si c'était le bord d'une surface. Vous avez donc : R, I, S. Cette surface (l’objet présenté), c'est la surface qui s'appuie sur les ronds, comme si les ronds étaient une coupure. Eh bien, cette surface, c’est un disque, un disque un peu compliqué. En fait c'est un disque fait de trois disques reliés par des ponts tordus, par des lames tordues, et vous voyez que les bords de ce disque forment un nœud borroméen.

M de Lagontrie : Je ne vois pas du tout.

B. V. : Vous ne le voyez pas ! (B. V. montre sur le dessin du nœud borroméen sur son objet comparé au nœud du tableau) vous avez le rouge là qui vient comme ça, le bleu qui vient comme ça et il respecte les dessus dessous, grâce à la torsion des lamelles entre chaque plan. Au total, vous avez un plan petit a, un plan des jouissances et un plan R, S et I, mais tout est en continuité, c'est une seule surface, et c'est une surface à deux faces : si vous coloriez de proche en proche en arrêtant quand vous rencontrez un bord, vous ne colorerez pas toute cette surface. Vous ne pourrez colorier que la moitié. Sur ces bords il reste la possibilité d'accrocher une autre surface. Cette surface complémentaire va fermer la première pour faire une surface fermée, sans bord cette fois. La complémentaire peut être soit la symétrique et à ce moment-là le nœud borroméen c'est ce qui coupe une surface fermée faite de 3 sphères l'une sur l'autre, celle du milieu étant reliée aux deux autres par trois ponts.

Mais la complémentaire peut être une surface möbienne. Dans ce cas, on retrouve la même structure que le cross cap (lui aussi l’association d’un disque et d’une bande de Möbius). Il doit donc y avoir quelque chose dans notre espace qui contraint cela. Même quand on prend les choses d'une façon complètement différente à partir des nœuds, qui semblent vraiment ne plus rien avoir affaire avec le cross cap, eh bien on retrouve néanmoins des propriétés, en tout cas la propriété qu'on peut fabriquer une surface fermée qui est découpée par le nœud borroméen. Ce n'est pas du tout la seule surface que l'on puisse faire, on peut faire des tas de surfaces découpées par le nœud borroméen.

Thierry Florentin : Deux choses. D'abord à partir de la réflexion d'Olivier. Le nœud, quand on en fait la mise à plat ou quand on l'écrit à partir de la tresse, c'est d'abord 6 – ou multiples de 6 – qui vient plutôt que 4. Alors c'est vrai que quand tu introduis 4 comme ça, on a un peu de mal.

Bernard Vandermersch : Qui en voit 6 ?

Perla : Non, mais c'est Lacan.

Thierry Florentin : Dans la tresse, tu en vois 6, si tu mets à plat le nœud borroméen, tu vois 6 points de croisement...

Bernard Vandermersch : Non, il n'y en a que quatre, mais ce n'est pas des points de croisement, c'est des points de coincement. Attention ! Le point lacanien, ce n'est pas un point de croisement, c'est un point de coincement. Voilà, ça me permet de dire qu'il en faut trois pour que ça coince. Ça ne coince pas là (retour au tableau), là, ça coince... [Perla D. : si on tire dessus évidemment] si on tire dessus bien sûr. Et ça veut dire que vous êtes coincé entre [plusieurs choix de coincements] : le sens, la jouissance de l'Autre, la jouissance phallique ou la position d'être éjecté comme objet petit a. Quand vous êtes là, vous passez par la fenêtre ! Ou alors on joue de cela, mais on peut se faire comme ça... [P. D.: éjecter]

Thierry Florentin : Et la deuxième chose, c'est... je reviens sur le nœud olympique, car c'est vrai que Lacan ne l'a pas tellement développé finalement après en avoir parlé. Moi j'appelle ça le nœud de l'increvable, plus que le nœud du névrosé, Lacan ne dit pas le nœud de l'increvable, il dit ça c'étaient des increvables ! Qu'est-ce qu'on pourrait en dire de plus ? Parce que en fait c'est un nœud que tu peux obtenir à partir d'une bande de Moebius à double torsion [B. V. : Lequel ?] le nœud olympique : quand tu fais deux coupures latérales, tu obtiens un nouage olympique.

Perla Dupuis : Tu es sûr de ça ? au tiers, aux deux tiers ?

Bernard Vandermersch : Quand tu fais une coupure, dans une bande de Moebius à 3 demi-torsions, tu as un enchaînement de deux ronds de toute façon. [Perla D. : ben ça dépend, la coupure, où tu la mets] C'est pareil qu’il y ait une ou trois demi-torsions, on va le faire tout de suite.

Papier, ciseaux, scotch....

... Peu importe, l’idée c’est quoi ? Il y a une chose qui me fait difficulté pour le nœud olympique, c’est que déjà le nœud à 3, avec sa supposition de nouage, pour moi c’est ce qui est important, c’est que le nœud borroméen est un nouage qu’on ne peut démontrer, il ne peut être que supposé puisque aucun rond n’est pris dans l’autre, aucun. C’est donc un nouage qui n’est que supposé. On se rend compte que c’est noué seulement quand il y en a un qui pète ! Alors, si déjà avec le nœud à 3, Lacan pense que le gars qui ne fonctionnerait qu'avec ça n'aurait pas moyen de distinguer ce qui est le Réel, ce qui est le Symbolique, et ce qui est l'Imaginaire, puisqu'ils sont strictement tous les trois équivalents et qu'il faut donc soit une nomination – ça c'est la fin de R.S.I. , soit un Sinthome, – c’est dans le séminaire suivant –, ça montre bien qu'il y a pour Lacan une difficulté là ! Et donc si déjà pour le noeud à 3, sans surnouage, avec un nouage basique, minimum, il y aurait déjà paranoïa, je vois mal comment un surnouage pourrait être la représentation du névrosé. À mon avis il y a là deux positions incompatibles. Maintenant, c'est quand même assez amusant, enfin quand tu rappelles ce que Lacan dit, que si vous tenez encore quand il y en a un qui pète, c'est que vous êtes névrosé ou que vous n'êtes pas fou. Si ça tient, vous êtes névrosé, je crois que ça annonce que par la suite il y aura un quatrième rond, enfin quelque chose...

Pierre-Yves Gaudard : Est-ce que tu dirais, pour le nouage à 3, que c'est toujours un nœud de trèfle ?

Bernard Vandermersch : Je n'en sais rien, c'est lui qui dit ça, mais moi je m'autorise déjà à faire des remarques, peu de gens le font dans l'ensemble. La plupart du temps on dit : Lacan a dit, c'est le sinthome, c'est Joyce, vous avez vu la psychose, c'est Joyce, vous avez vu le quatrième rond, c'est Joyce (rires). D'accord. Non, c'est vrai, c'est Joyce. Mais le problème, c'est que, à l’inverse, si vous avez la position du non-dupe, alors vous pouvez critiquer tous les passages. Et du coup, le séminaire, vous l'avez complètement émietté, il n'en reste plus rien, mais vous avez perdu votre temps en même temps, parce qu'il y avait des choses à apprendre dedans ! Alors entre la position du dupe-dupe et du non-dupe, il y a peut-être une position du dupe éclairé, je ne sais pas si on peut dire ça (rires) !

(La fabrication de la bande à trois demi-torsions avance. Il faut couper sur le bord et pas au milieu !)

Nicole Mercier : La question est naïve : est-ce qu'il y a nécessairement un quatrième rond ?

Perla Dupuis : Bien, à condition de s'en servir, on peut s'en passer.

Bernard Vandermersch : Attends, attends ! Quelle est la question ? Est-ce qu'il y a nécessairement....

— ... un quatrième rond ?

— c'est une question de fond, parce que pour moi le nœud borroméen, il y a 3 pères : réel, imaginaire, symbolique. Est-ce que nécessairement pour une structure, qui fonctionne comme un bon névrosé, il y a nécessairement un quatrième rond ?

—Tu parles du Nom-du-Père ou pas ?

— Bien justement je ne sais pas.

Bernard Vandermersch : Tu demandes la réponse de Lacan, de qui ? En ce qui me concerne, j'aurais tendance à penser comme Lacan que... Qu'est-ce que j'essaie d'expliquer ? C'est que l'introduction du Réel dans la structure se fait forcément en deux points différents, avec deux significations différentes et – mon exposé c'est ça – qu'est-ce que ça vient faire, ce fait qu'on mette le Réel à deux places dans le nœud ? Le Réel normalement c'est l'impossible. Normalement il n’y a pas d'équivoque. Le Réel, c'est l'identique à soi. Mais, de l'introduire dans le nœud, bizarrement, ça l'introduit à deux places différentes. Dans la fonction que m’a soufflée Jean Brini :

R = Fnœud borroméen (R, S, I,)

R se trouve à deux endroits différents avec, non pas deux significations différentes, parce que c'est bien le même Réel, mais R étant fonction de lui-même, ça introduit cette suite infinie, c'est-à-dire que le Réel, vous ne l'attrapez pas. [P. D. : c'est le réel du noeud] le réel du noeud..., non mais, le noeud borroméen serait une façon de dire ce qu'est le Réel, c'est un peu ce que dit Lacan : je produis le nœud borroméen pour vous dire ce qu'est le Réel. Le Réel c'est le nouage du Réel, du Symbolique et de l'Imaginaire. À partir de là, vous avez une fonction récursive en quelque sorte en mathématiques, c'est-à-dire dont la solution est à l'infini. C'est bien une limite, il y a une limite théorique, comme la recherche de l'objet petit a par... : je suis, je pense... je suis, je pense..., il y a une limite à l'infini. Aussi loin que vous alliez, vous tombez sur cette limite-là. Néanmoins, il y a une autre façon de coincer les choses, c'est de nommer les consistances ou de faire un sinthome : c'est-à-dire d'attraper un 4ème qui aux dépens du Symbolique vient... Enfin bon ! Ce que je dis, c'est quoi ? Pourquoi Lacan n'en reste-il pas à 3 puisque ça a l'air d'aller si bien ? C'est qu'il doit y avoir quelque chose dans l'œuf qui ne colle pas...

Nicolas Dissez : Ce que tu dis là sur la fonction récursive, que le coincement du nœud c'est une propriété réelle du noeud [B. V. : oui], donc le coincement des trois registres – du réel, du symbolique et de l'imaginaire –, c'est lui-même du registre du Réel. J'ai été surpris que tu partes de ce point-là. Ça amènerait plutôt à dire que le point défini par l'espace lacanien – le point issu du coincement – il est du registre du Réel !

[Bernard Vandermersch a fini son découpage et vient faire constater qu’il n’y a pas de nœud olympique :

— objection : c'est-à-dire que si tu en ... ??... les deux autres tombent (rires) il y en a trois

— y en a trois

— il y en a que deux

inaudible il y en a forcément que deux... ça n’a rien à voir avec le nœud olympique.]

Nicolas Dissez : J'ai l'impression qu'il y a deux logiques antinomiques. Quand tu dis que le point lacanien, en tant qu'il résulte du coincement des trois registres, échappe à chacun des trois registres, ça paraît antinomique avec ce que tu disais également, que le coincement des trois registres, le fait que les trois registres soient coincés, c'est une propriété réelle du nœud. Autrement dit, moi, le point lacanien, en tant qu'il résulte du coincement et pas du croisement, ce point-là aussi il est du registre du Réel. [B. V. : Oui, le point de coincement ?] Oui, il appartient au registre du Réel, même si là il a l'air d'y échapper, dans la représentation, mais c'est une propriété réelle du nœud qu'il est coincé.

Bernard Vandermersch : C'est une propriété réelle du nœud qu'il y est coincé, mais une propriété réelle n'a pas forcément des effets réels, l'objet petit a n'est pas seulement réel.

Nicolas Dissez : C'est comme ça que le définit Lacan quand même. Le petit a est du registre du Réel.

Bernard Vandermersch : Oui, mais il dit aussi ailleurs qu'il est aussi totalement imaginaire ou que c'est le fait de ce qui choit du Symbolique. Il choit du Symbolique, mais il choit aussi du Réel.

Nicolas Dissez : Il choit sur ce mode-là de la récurrence, enfin..., à chaque fois qu'on l'attrape il échappe. Enfin, qu'on croit l'attraper !

Bernard Vandermersch : Je crois que ce que tu me dis qui est d’importance, c'est que si j'exprime les choses sous la forme R = fonction de RSI, il y a là quelque chose qui est à distance, qui ne convient pas avec ce que j'aurais dit, que le point de coincement n'est pas, est hors de la consistance. Sauf qu'à la limite, à la limite..., je veux dire : quelle est la limite de la géométrie lacanienne ? C'est que les trois fusionnent. C'est-à-dire que dans le point de coincement, la butée c'est qu'il coince, mais la butée c'est la limite, et la limite c'est le Réel. C'est-à-dire qu'à ce niveau-là ils se rejoindraient, c'est-à-dire que ce point serait à la fois Réel, Symbolique et Imaginaire. Il participerait des trois consistances. Ce qui m'ennuie c'est que ... Mais vas-y !

Nicolas Dissez : J'entends mieux ce que tu dis à ce moment-là. C'est-à-dire c'est logiquement à partir de cette butée-là qu’il est amené à introduire un nœud à quatre. C'est son cheminement.

Bernard Vandermersch : Moi, je pense qu’introduire le Réel dans une présentation du Réel comme le nœud à trois a un effet de forçage qui se traduit par des effets tels qu’il sera amené par la suite à introduire un quatrième, bon, incidemment.

Lacan nous dit dans Kant avec Sade par exemple, qu’ « une structure quadripartite est depuis l'inconscient toujours exigible pour définir une fonction du sujet - c'est-à-dire qu'il faut toujours 4 points – ce à quoi satisfont nos schémas didactiques », dit-il en évoquant le schéma L, etc.

Pourquoi ? Dans le séminaire I, il dit : « Ce n’est sans doute pas pour rien qu’elles sont trois [ces dimensions], il doit y avoir là une loi minimale que la géométrie ne fait ici qu’incarner ». Quatre c'est le nombre maximum de points que l'on peut mettre équidistants dans notre espace à trois dimensions. Au-delà de quatre, il y a forcément des points qui ne sont plus équidistants l'un de l'autre. Le tétraèdre est la figure qui relie quatre points équidistants. Les 6 sommets d’un cube ne sont plus des points équidistants puisque les points en diagonale sont à la distance √2/2 par rapport à ceux qui sont aux extrémités d’une arête de longueur = 1. Il y a donc là aussi une contrainte liée à l'espace. C'est pourquoi l'espace lacanien n'est quand même pas indépendant de l'espace dans lequel il est plongé. Ça c'est aussi une chose que je voulais vous dire.

D'ailleurs, dans le cross-cap Lacan joue beaucoup de cet effet d’immersion du plan projectif dans l'espace à trois dimensions, parce que le cross cap, il n’est cross cap que parce qu'il est immergé dans l'espace ; si vous le prenez intrinsèquement, en tant que surface, il ne se croise pas. C'est simplement quand vous voulez le mettre dans notre espace à trois dimensions. Si vous le mettiez dans un espace à quatre dimensions, il ne se croise plus. En ce qui concerne les nœuds borroméens, si vous disposez d'une dimension supplémentaire, il n'y a plus de chaîne, il n'y a plus que trois ronds séparés, c'est tout. Autrement dit un nœud c'est toujours un espace dans un autre espace. Ça a peut-être à voir avec des choses qui peuvent vous faire penser. Le cabinet de l'analyste est lui aussi un espace dans un autre espace.

Olivier : À partir de quel moment, le statut de l'écriture par rapport à cette réflexion et la manière dont Lacan avance en collant à cette structure du nœud, d'après ce que j'entends de Sylvie, l'écriture est seconde par rapport à ce qui le tend, à ce qui le tiraille. Il me semble que ça peut peut-être aussi expliquer que, à partir du moment où on écrit, on se trouve comme ça à écrire une espèce de suite infinie, convergente, alors que lui, j'ai l'impression qu'il essaye quand même de faire entendre un peu à la limite de son dire, ce qui précède l'écriture.

Bernard Vandermersch : L'écriture n'est pas première, dit-il. L'écriture est l'effet de la parole. C'est la mise en acte de la parole qui dépose de l'écriture.

Maintenant ce sur quoi j'ai insisté, peut-être pas assez, c'est le fait que Lacan joue de deux immersions différentes. L'une, dans le plan, avec des effets d'écriture, le nœud borroméen est une écriture, mais il s'en sert aussi dans l'espace à trois dimensions, mais beaucoup moins. Néanmoins, ne serait-ce que dans sa remarque de la leçon III, il suffit de faire ça (B. V. retourne un nœud borroméen avec trois cordes), dans quelques séminaires ultérieurs aussi, il va [se servir de l’immersion dans R3...

À mon avis, il y a une sorte de bi-localité aussi puisqu'il se sert du nœud dans l'espace comme écriture, dans l'espace à deux dimensions, et aussi du nœud dans l'espace à trois dimensions. Ça n'a pas les mêmes effets. Alors l'écriture, et je crois que c'est surtout là-dessus, par exemple dans La Troisième, ce qu'il appelle La Troisième, c'est essentiellement un travail sur les champs délimités par les ronds. C'est vraiment dans l'écriture des ronds, dans une immersion sur le plan, ce qui est marqué là.

Mais je ne suis pas sûr d'avoir bien saisi l'enjeu de votre question, notamment à propos du temps.

Parce que Lacan, ici, le temps, il le propose comme une discontinuité liée aux instants de tiraillements. C'est-à-dire qu'on n'est pas toujours tiraillé, mais de temps en temps ça coince, on bute sur un sens, ou bien on bute dans la jouissance. Mais voilà ! Que le temps soit discontinu c'est quelque chose qui tracasse beaucoup, non seulement les analystes mais aussi les physiciens. Puisqu'en dessous d'une certaine quantité de temps, le temps n'a plus de sens. Et il y a des gens qui proposent que le temps par exemple soit une modification topologique de l'espace.

Nicolas Dissez : Juste une question sur cette convention étrange, mais qui est au cœur du nœud, qui est le dessus dessous, qui est entre... entre les deux, enfin la deuxième et la troisième dimension, parce que c'est vrai que Lacan nous incite à travailler sur les représentations du nœud, mais aussi sur les ronds de ficelle, c'est-à-dire à circuler entre les deux possibilités, alors ce qu'il y a entre les deux : c'est le dessus dessous. Tu appelles ça une convention. C'est juste, mais ça ne dit pas dans quel registre elle est cette convention du dessus dessous. C'est ma question, et peut-être juste pour l'introduire, quand on est pris dans des articulations, des registres : quand on fait comme tu l'as fait au tableau le périmètre d'un cube et qu'on le fait sans dessus dessous, qu’on trace et qu’on les fait se croiser, on a une possibilité – visuelle – c'est de visualiser dans l'espace deux types de...

Bernard Vandermersch :... Oui, de temps en temps c'est le cube devant, de temps en temps celui que derrière

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Nicolas Dissez : oui, des fois on n'y arrive pas. On voit bien qu'il faut une certaine souplesse de fonctionnement pour faire passer devant et derrière ; par contre avec le dessus dessous, c'est pure convention, on a plus cette souplesse-là, ça coince. Donc on voit que la convention a des effets réels sur notre perception du reste de l'affaire... Inaudible

Bernard Vandermersch : Ce que je veux dire, à propos de la convention, c'est que la convention est nécessitée par le fait qu'on écrit directement sur le plan du tableau, mais on peut aussi prendre une surface plus sophistiquée et à ce moment-là il n'y a plus de convention. Cet objet [celui présenté plus haut] reste une surface. Ça, ce n'est pas dans 3D, c'est dans 2D. On peut écrire le nœud borroméen sur un cross cap. On peut l'écrire sur une figure de Boy. On peut l'écrire sur un disque. Il suffit de faire quelques petits ponts, mais ça reste des surfaces. Néanmoins dans le plan, il faut cette convention pour voir si la corde passe devant ou derrière. Je ne sais pas me débrouiller de cette affaire. Faut-il le considérer cette convention comme une représentation de ce qui se passe dans l'espace, ou bien a-t-on directement affaire à un nœud immergé dans un espace à deux dimensions. Est-ce que Lacan l'envisage aussi comme ça, comme une pure écriture, ou maintient-il toujours le nœud dans l’espace 3D ? Nous dit-il : « Attention ! Ce n'est jamais que la représentation sur une feuille de papier d'un nœud dans l'espace », ou bien : Ce dessin sur la feuille de papier est déjà un réel à prendre comme tel.

Pierre-Yves Gaudard : J'ai une question par rapport à ce que tu as évoqué comme étant la bi-localisation du Réel : est-ce qu'il y a vraiment bi-localisation, si on considère que le Réel est contemporain du Symbolique, c'est-à-dire que sans le signifiant, de toute façon il n'y a pas de Réel. Il faut bien l'écriture, il faut bien qu'il y ait le Réel, l'Imaginaire, le Symbolique, pour que de toute façon on puisse en dire quelque chose. Et donc il faut bien qu’il y ait le nouage à trois, c'est le seul lieu où il puisse être, sinon ça supposerait qu'il y ait un Réel qui soit susceptible d'exister indépendamment du nouage.

Bernard Vandermersch : Oui, mais dans le nouage, il est à deux endroits différents. Et même à la limite trois... Il est à la fois une dimension, il est ce qui dans chaque dimension est sa propriété d'ek-sister aux autres et il est aussi le nouage. C'est-à-dire qu'il y a trois étages et ça, je ne l'invente pas, c'est Lacan qui le dit. Je suis tout à fait ta remarque : on n'a pas à penser un Réel sans le Symbolique et l'Imaginaire. Je veux dire qu'à la limite les animaux ne savent pas ce que c'est que le réel. Ils ne sont pas coincés par ça.

Au départ, [il me semble que] Lacan pensait que le réel serait d'avant le langage en quelque sorte, et que le langage viendrait symboliser le réel. Ce n'est pas forcément à éliminer comme idée, mais quand même, de plus en plus vers la fin, il tire le réel comme ce qui se démontre comme impossible, et du même coup suppose la symbolisation et l'imaginarisation. Il dit aussi que le réel, on en attrape que des bouts. Et rien ne prouve que le réel soit unifié sous une instance – c'est d'ailleurs un peu ce que tu soulevais dans ton dernier travail – est-ce que le réel se présente toujours sous le patronage d'un Dieu unique, d’une instance unique ? Alors que peut-être il peut être fractionné ? Enfin, même dans les cultures où il y a des dieux un peu partout, il y a quand même en général un Dieu irreprésentable, qui est un peu au-dessus des autres, qu'on ne voit pas, on n'en parle pas trop mais il est quand même là. Simplement, il ne bouffe pas tout quoi, il ne bouffe pas tous les autres. On peut dire que Yahvé, il a fait le vide autour de lui! Au départ il était avec tous les autres. Simplement ce qui était demandé c'est : ici, tu n'adores que Yahvé. Les autres : sur les côtés... Et après, comme l'affaire a eu un peu de succès, on a décidé d'éliminer tous les autres.

Pierre-Yves Gaudard : En Égypte, ça c'est pas fait simplement !

Bernard Vandermersch : En Égypte, ils ont essayé et il s'est fait rattraper le pauvre ! Et les prêtres d'Amon se sont vengés. J'ai vu que même dans le vaudou africain, il y a un Dieu supérieur, il y a tous les dieux mais il y a aussi un Dieu supérieur.

Thierry Florentin : Encore une question sur le point de tiraillement ! (rires) Est-ce qu'on peut le tirer du côté de la répétition et du retour du refoulé ? C'est-à-dire, quand Lacan dit : le temps c'est une succession de points de tiraillement, est-ce qu'on peut l'associer avec cette histoire du viator dans la première leçon, et qu’effectivement il y a des questions qui reviennent comme ça dans une vie pleine, de névrosé, régulièrement, à 10 ans ou à 20 ans d'intervalle, est-ce que le point de tiraillement, enfin comment tu le vois toi ?

Bernard Vandermersch : Lacan, là n'en dit pas plus, mais je suis d'accord avec toi là-dessus, c'est-à-dire que c’est la répétition qui fait que par le retour de la chaîne signifiante sur les lieux de notre jouissance, on est toujours amené à rencontrer le même "Kccrreu!!!" phénomène initiateur et que ça tiraille à ce moment-là. Mais alors avec le nœud il y a peut-être autre chose, c’est qu’on ne serait pas obligé de répéter le traumatisme, on pourrait se balader un peu plus dans la structure. On peut être tiraillé de différents côtés : je ne sais plus à quel saint me vouer ! (Rires)

Thierry Florentin : C'était ce dont parle Jean Brini dans son article de la Revue lacanienne, quand il illustre le passage du nœud lévogyre au dextrogyre. C'est-à-dire, apparemment le point de tiraillement reste le même, mais effectivement il a un voisinage qui est différent.

Bernard Vandermersch : Oui. Alors, je vais vous poser une question idiote : est-ce que vous y croyez aux nœuds ?

Perla Dupuis : Ben, ils sont là, on ne peut pas ne pas y croire ! Bernard ! .... Inaudible.... innocents : est-ce que vous croyez aux nœuds ?

Bernard Vandermersch : Ce n'est pas innocent. Dans la science les choses se démontrent jusqu’à ce qu’on démontre que ce qu’on avait travaillé jusque-là est insuffisant..., – on avait travaillé avec la gravitation de Newton, ça marche très bien, mais enfin ça ne marche pas assez bien pour régler un GPS, pour lequel il faut faire intervenir la théorie de la relativité. Ça démontre, non pas la justesse de la théorie de la relativité, ça démontre que la théorie de Newton était insuffisante, qu'elle n'était qu'un cas particulier, celui quand les objets ne sont pas dans un rapport d'éloignement ou de rapprochement trop rapide.

Alors, est-ce qu'on y croit ? Non, ce n'est pas la question des noms du père, c'est la question du séminaire, les non-dupes errent... En italien, on a traduit i troppo furbi si perdono... Les trop malins se perdent. Pour traduire Les non-dupes errent, c'est pas mal ! Mais ça rate le fait qu'en français, être dupe, et être dupe de, ce n'est pas tout à fait pareil. Furbi, les malins... On pense un peu aux sophistes, ceux qui arrivent à vous retourner la crêpe !

Mais du même coup, cette traduction perd la notion de croyance, parce que le dupe, pour être dupe il faut qu’il y croit ; et le malin, c'est celui qui a réussi à faire croire au dupe quelque chose. Moi j'essaie de vous faire croire quelque chose, je n'ai pas eu l'impression que vous étiez tellement dupes, mais enfin le problème avec Lacan, c'est ça qu’il se pose comme question, je vous l'ai dit tout à l'heure, il me semble. Cette histoire de nœud, vous arrivez chez votre belle-soeur ou votre beau-frère, qui n'est pas analyste : « Ça tu vois c'est le réel, l'imaginaire, le symbolique. » Le mec : Pshiiiii ! (Rires) « Tu adores le Dieu nœud maintenant ? » (redoublement du rire)

Perla Dupuis : Mais Lacan, à un moment donné, il ne faisait que ça !

Bernard Vandermersch : Quel est le degré ? Quelle est la juste duperie ? De quoi faut-il être dupe ? Il y a des réponses : on dit dupe de la structure. Mais la structure, ça veut dire quoi ? La structure par définition, je ne l'ai pas devant les yeux. Sinon ça serait de la fascination. Si je suis fasciné par le nœud, je peux dire : « le nœud c'est la structure, c'est la présence réelle ». Mais non ! Quand même ! C'est la structure en tant qu'elle est imaginarisée par mes défauts parce que j'ai besoin de

représentations.

Je pense qu'être dupe de la structure, ça veut dire : être dupe qu'il y a de la structure. Ce pourquoi, quand vous avez quelqu'un en analyse, vous pouvez lui dire : « Dis les bêtises qui te passent par la tête », parce que vous faites foi que derrière ses associations libres, il y a une structure. Si vous n'en êtes pas sûr, par exemple vous suspectez une psychose sans moi, il est évident que vous n’allez pas lui dire ça. Ou on va dire que la structure est faite de telle façon que chez cette personne-là elle ne va pas tenir. J'essaie de comprendre de quoi il faut être dupe, et comment faire un usage de la topologie qui ne soit pas un usage fétichiste. Du genre :  vous n'y comprenez rien, moi je vous amène ça, et comme vous vous en foutez, vous adorez ça, et vous repartez en disant « tiens, quelque part il y a quelqu'un qui sait », et puis voilà !

Applaudissements

Perla Dupuis : Bernard, tu vas faire ton Spinoza, le Spinoza de la psychanalyse !