Mathinées lacaniennes

La puissance des mathématiques, la frénésie de la science, exposé de Virginia Hasenbalg

 

 

« La puissance des mathématiques, la frénésie de la science ne reposent sur rien d’autre que sur la suture du sujet. » C’est ce que disait Lacan en 1966. Cette phrase pose la question de la place de la science pour un psychanalyste, et reste centrale dans la mesure où le discours scientifique d’aujourd’hui marginalise la psychanalyse, en avançant des constructions logiques présentées comme des certitudes incontestables et universelles.

 

La phrase de Lacan est salutaire. un commentaire de ce passage du séminaire des « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » s’impose.

Une suture est une couture, assemblage de deux parties. Un hiatus sépare ainsi les deux bords de la coupure à suturer. C’est la refente du sujet fondé par le Cogito de Descartes. Le « je pense, donc je suis » est une énonciation qui refend le sujet.

D’un côté de la béance, un être du savoir s’affirme. Un je pense qui pense, qui panse, qui fait pansement, que sait penser.

De l’autre, un être de vérité qui s’évanouit sous le sens du « je suis » .

Il y a donc une coupure qui fait appel à une suture. Mais pas n’importe laquelle.

 

Marc Darmon avance à ce propos que ce que la topologie de Lacan permet à l’analyste de ne pas oublier, c’est justement comment le sujet est une coupure irréductible ».  Alors, coupure ou suture…?

 

Autrement dit, quel est le point de couture qui fonde le sujet, qui maintient la béance cartésienne qui l’inaugure, son ascèse, aussi bien que la rigueur de notre pratique?

 

Avant d’arriver à ce point de couture, que vous connaissez tous, quelques mots sur les bords de la béance.

 

Pour les illustrer Lacan prend un exemple caricaturale, celui de Piaget et son hypothèse du développement de l’enfant. Cette théorie illustre ce qu’il en est de la connaissance lorsqu’elle s’appuie sur un « être du savoir » qui prétend posséder la vérité incarnée par le petit enfant considéré en quelque sorte comme un objet d’observation, un sous-développé?. C’est une hypothèque, dit Lacan, que l’être du savoir prend sur l’être de la vérité, l’enfant lors de son entrée dans la parole et le langage. L’être du savoir, Piaget, dispose de l’être de la vérité, le petit, comme s’il lui appartenait - c’est ce que le mot hypothèque veut dire - alors que ce n’est pas le cas.

L’intelligence n’est pas ce que croit Piaget pour qui l’évolution de l’enfant consiste à le rendre de plus en plus capable de dialoguer avec lui, Piaget en tant que modèle même de l’intelligence. Et qui plus est, en suivant la volonté prédéterminée de l’Eternel.

 

On saisit par là que la béance est plutôt pansé, dans le sens de pansement, à partir d’une idéalisation imaginaire de supériorité qui présuppose posséder une vérité en méprisant celui qui est interrogé comme substrat de l’effet du signifiant sur le sujet.

 

L’observation du parcours de chaque enfant dans l’acquisition de la parole permet de voir comment se met en place d’emblée une structure complexe, celle du rapport du sujet au signifiant, celle de la béance dont nous parlons, et que Piaget obture.

 

S’il avait pris en compte le caractère premier et primitif de la langue maternelle par rapport au langage savant, comme Dante l’a fait, il aurait évité sa méprise. C’est le Réel à prendre en compte dans cette béance, celui de la langue première, celle qui parle spontanément le nourrisson et l’homme du peuple. C’est ce que Piaget ne perçoit pas mais qui est centrale à la théorie freudienne.

 

Ce noyau subjectif à deux bords comporte donc la présence synchronique d’un être du savoir et d’un être de vérité devant être conçus comme étant tissés entre eux convenablement.

Lacan les définit comme étant

celui de la marque d’une identification primaire qui fonctionnera comme idéal, le trait unaire qui fait Un, qui affirme le « je pense »d’une part

et

celui du manque, c’est à dire celui qui caractérise le signifiant qui ne peut pas être le Un du sujet et qui pourtant affirme le « je suis ».

 

L’être du savoir peut s’emballer lorsqu'on s’enthousiasme jusqu’au délire (c’est le sens étymologique de frénésie) dans l’enchaînement de démonstrations théoriques. Mais dans ce cas, où le propos trouvera-t-il l’ancrage dans l’être de vérité du sujet qui parle s’il met de côté la négativité que comporte le signifiant pour autant qu’il ne peut pas faire le Un du sujet qui parle?

 

Lacan décrit cette articulation du trait idéalisant qui fait Un avec le Zéro du manque, en l’associant à l’embrayage du 1 sur le 0 de Frège.

Et il ajoute, l’être du sujet est la suture d’un manque qui, se dérobant dans le nombre, le soutient de sa récurrence.

Ceci nous amène à dire, enfin, où est le problème si cet enthousiasme apporte un quelconque progrès, ce qui est un effet indéniable de la science…

Autrement dit, si on pose cette dérobade à l’infini, y a-t-il quelque chose qui l’arrête?

 

Cette question concerne éminemment les psychanalystes. Ce n’est pas en aval que l’on trouvera la réponse, mais plutôt en amont, en mettant l’accent sur le rapport à la langue maternelle opposée à la langue savante, comme le disait Dante. L’analyste a à se mouiller du côte de la vérité, d’une vérité embrouillée celle du symptôme du patient. La prise en compte pertinente de cette coupure/suture du sujet est justement ce qui lui permet d’opérer efficacement.

 

Faisons encore un pas dans notre lecture. Lacan va situer plus loin les deux bords comme étant les deux effets du rapport du sujet avec le signifiant.

 

D’une part, l’effet de la signification. L’enchaînement dans la signification passe la grammaire et nécessite un référent, ce qui présuppose que le réel soit structuré. Le rapport à un référent peut mettre en route une formalisation, mais cette formalisation, en tant que telle, exclut le sujet.

L’idéal pousse en avant, or, le manque est un leste particulier, il rappelle que vouloir attraper n’importe quel objet avec les mots est une illusion, parce que c’est le langage qui fait les choses.

Par définition le signifiant manque l’objet. La saisie de l’objet par le signifiant s’avère impossible, le signifiant étant le symbole d’une absence. C’est ce que Dante avait compris, et que l’observation des petits, dégagée des impasses de la théorie de Piaget, permet de constater.

 

Autrement dit, il y a un autre versant de la relation du sujet au signifiant qui est celui de l’effet de sens.

 

L’effet de sens est un pavé dans la mare du signifié.

Ce n’est plus l’infini des significations qui est exploré ici mais le fait que le sujet incarné par le sens du « je suis », qui devrait affirmer ce qu’il en est de son « être » même, s’évanouit. L’effet de sens est un effet poétique, de consonance de sons qui rappelle le lien à la langue maternelle comme moment de mise en place du langage.

Le non-sens est la seule chose qui puisse être conçue comme signifiant la présence réelle du sujet, fait remarquablement décrit par Lewis Carol dans le récit d’Alice de l’autre côté du miroir.

C’est le fonds d’où se détache la logique et que Gödel rappelle à son insu, lorsque ses apories rappèlent la béance de la suture.

Et aussi étrange que cela puisse paraître à un scientifique, c’est la matière même de notre travail quotidien d’analystes à chaque fois qu’une équivoque perce dans le récit d’un patient, restituant l’être de vérité du sujet qui parle.

 

Je ne sais pas comment on pourrait faire tenir scientifiquement la place des équivoques qui renouvellent la notion même de savoir en jeu dans la psychanalyse. Comment démontrer l’effet, je mesure mes mots, magique que peut avoir une interprétation fondée sur une équivoque lorsqu'elle dénoue une situation bloquée depuis l’enfance - je parle du symptôme ?

L’interprétation d’une équivoque n’est pas celle de n’importe quel équivoque. L’analyste l’entend parce qu’elle trouve sa place par rapport à ce qu’il a précédemment entendu, en mettant son savoir au service du symptôme du patient. Il en est le complément dit Lacan.

Si une patiente raconte que sa mère ne se gênait pas devant elle pour faire entrer ses amants dans sa chambre - ce qui retient l’attention de l’analyste - et que quelques mois plus tard la même patiente rêve qu’elle offre des diamants à sa mère, il suffit de reprendre le mot pour faire entendre l’équivoque. L’effet de vérité est immédiat comme une démonstration de l’efficacité du savoir en jeu dans une cure. C’est une autre conjonction celle-ci du savoir et de la vérité…

D’une part une signification, celle des diamants et de leur valeur certes (en effet la patiente cherche à offrir une certaine réussite professionnelle à sa mère),  et d’autre part, l’effet de sens des dits amants qui réveille.

L’interprétation a rendu perceptible les deux bords de la suture.

 

Alors, quel est le point de couture qui convient la béance du sujet ?

Une couture simple restituerait la surface sphérique que Lacan dénonce tout au long de son enseignement, comme étant celle où la connaissance trouve ses aises.

Les deux bouts ne se rejoignent qu’à manifester une torsion, dont nous faisons la topologie.

Autrement dit, si je suture ces bords d’une façon moëbienne, la suture sera l’équivalent d’une coupure, celle que l’interprétation rend évidente : par l’interprétation, l’effet de sens dits amants se détache de celui de diamants, ce qui devient perceptible dans la bande biface qui résulte de la coupure de la bande de Moëbius.

La bande de Moëbius étant une suture, et en même temps une coupure.

 

Alors quelle est la suture du sujet dans la science ? Si elle doit reposer exclusivement sur la formalisation, elle exclut le sujet. Mais lorsque cette formalisation entoure logiquement un objet qui échappe à la perception ou à la démonstration, n’est-elle pas là en train de border l’absence, le manque, ce qui fait trou dans la structure subjective même du scientifique ?